Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvu/414

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

héritier de sa race, et vous aurez une idée complète de notre hidalgo aragonais.

Quant au château, c’était tout le portrait de son maître, à la solidité près, s’entend ; mais pour ce qui est de l’abandon, de la misère et de la fierté, vive Dieu ! il ne le cédait à personne. Figurez-vous (et je dis figurez-vous parce qu’il s’est effondré depuis lors), figurez-vous ce singulier manoir, moitié bâti, moitié taillé dans les flancs d’une roche que d’un côté baignent les eaux de l’Ebre, et qui de l’autre s’appuie à une montagne dont la cime va se perdre dans les nues.

Au pied de cette roche, il y avait une douzaine de maisons et de chaumières habitées par les vassaux du baron, autrement dit par les cultivateurs des quatre arpens de terre qui constituaient ses états. Du hameau au manoir, on s’élevait par quinze rampes successives qui aboutissaient à un fossé profond pourvu de son pont-levis. Une saignée faite à l’Èbre, à une demi-lieue environ du château-fort, alimentait d’eau ce fossé, et, convertie en un torrent furieux, courait de nouveau se précipiter dans le fleuve.

Accrochée également au flanc inaccessible de la montagne, séparée du château par cette chute d’eau, et comme lui surplombant au-dessus de l’Èbre, était une autre roche plus petite couronnée par une cabane et un étroit verger, sorte de jardin suspendu, établi là par la main audacieuse de l’homme. Une large planche de noyer reliait en manière de pont le château et la cabane, et, s’il était impossible d’arriver au premier, le tablier du pont-levis une fois levé, il devenait plus impossible encore de parvenir jusqu’à la seconde sans le secours de la planche.

Sur la roche seigneuriale, nous l’avons déjà dit, vivait don Jaime de Mequinenza ; il nous reste à ajouter que l’autre roche, la roche feudataire, était habitée par un simple pêcheur d’anguilles, alors en train de faire fortune, grâce à l’ingénieuse idée qu’il avait eue d’établir sa demeure en ces parages déserts et redoutés.

Damien, ainsi se nommait le pêcheur, avait imaginé de suspendre à même le petit pont un vaste filet en forme de nasse ; l’eau de la cascade passait aisément au travers des mailles, mais aussi toutes les anguilles qui, entraînées par le courant, se voyaient forcées de sauter le pas pour retourner à l’Èbre, leur berceau, demeuraient prises aux rets de Damien, et celui-ci tout aussitôt partait les vendre dans les villages circonvoisins à un prix d’autant plus modique qu’il lui en avait moins coûté pour les prendre. Et maintenant, puisque nous connaissons topographiquement le théâtre de notre histoire, passons à des détails plus intimes.

Nous avons dit que Damien faisait fortune avec ses pêches miraculeuses ; mais nous avons oublié de dire que Damien malgré tout