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FLAMARANDE.

Blessé jusqu’au fond du cœur, je m’enfonçai dans le jardin et j’allai me jeter sur ce banc ombragé où je m’étais assis la veille à l’endroit le moins fréquenté du parc. Je me rappelai seulement alors que c’était juste en cet endroit-là qu’avait eu lieu la violente explication entre MM. de Flamarande et de Salcède dans la fatale nuit qui avait brisé leur existence. De là, peu d’instans après, je vis passer la voiture qui emportait ma dernière consolation, mon dernier espoir en ce monde, tout était consommé. J’avais sacrifié jusqu’à mon honneur pour cet enfant qui me payait en mépris. Je ne pleurai pas, je restai pétrifié et n’ayant plus conscience de moi-même.

Quelqu’un s’assit près de moi sans que je l’eusse entendu venir et prit ma main glacée dans les siennes. — Gaston ? m’écriai-je, sortant comme d’un rêve.

— Non, Espérance Michelin, répondit-il en souriant. Il n’y a plus de Gaston. Oublions ce personnage ; mais vous, voyons ! vous êtes souffrant ou désespéré. Pourquoi ne suivez-vous pas ma mère, qui n’a jamais méconnu votre attachement ?

— Roger…

— Oui, Roger, je sais ! Roger ne peut pas vous pardonner de l’avoir rendu coupable à ses propres yeux. Il a tort, il faut savoir tout pardonner à un homme qui a de grandes qualités. Il en reviendra ; le temps arrange tout.

— Roger a raison, je ne mérite pas qu’il me pardonne jamais. Je suis plus coupable que vous ne pensez.

— Je ne veux pas le savoir. Moi aussi, je me suis méfié de vous un instant. M. Alphonse m’a dit, en me parlant de vous : — L’homme est méticuleux, bizarre, méfiant et malheureux ; mais il est aimant et sensible. Son désintéressement orgueilleux frise l’héroïsme. — Cela me suffît pour vous plaindre et vous aimer. Qu’allez-vous faire à présent ?

— Mourir d’ennui et de chagrin, n’importe où.

— Non. Il faut venir vivre de travail utile et d’amitié paisible à Flamarande. Je ne suis pas aussi aimable que Roger ; mais, ayant été moins gâté, je suis peut-être plus patient. Vous m’avez beaucoup aimé aussi dans mon enfance, vous m’aimerez encore, et je vais devenir votre filleul en épousant Charlotte ; vous voilà mon seul parent officiel. Je sais que M. de Salcède, qui a acheté encore beaucoup de terres autour du Refuge, et qui compte faire bâtir, avait l’intention de vous offrir la régie de ses propriétés au cas où vous quitteriez celle de Ménouville. Venez prendre possession. Allons, venez ! M. Alphonse et la baronne se sont décidés, au dernier moment, à accompagner Mme de Flamarande et Roger jusqu’au chemia de fer. Ils déjeuneront certainement ensemble en rentrant ici. Moi,