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montrer surtout par un exemple comment beaucoup d’autres prescriptions de la même école ont pu être dans le cours des âges dénaturées par de fausses interprétations. De tous les grands systèmes antiques, si le plus mal connu est celui de Pythagore, ce n’est pas, comme on le répète, que les documens nous manquent. Il est peu d’écrivains graves dans l’antiquité qui n’aient eu l’occasion de toucher à une doctrine entre toutes célèbre, et dont l’enseignement était non-seulement scientifique et moral, mais encore religieux et politique. Malheureusement ces documens, quand on les examine et qu’on les compare, paraissent quelquefois ou peu judicieux ou contradictoires. Ce qui nous fait craindre que notre ignorance ne soit sur certains points irrémédiable, c’est que les anciens eux-mêmes semblent avoir beaucoup ignoré. La vie extraordinaire de Pythagore, ses voyages mystérieux, ont été de bonne heure entourés de fables et de légendes, auxquelles l’école elle-même peut-être prêtait les mains pour entretenir de vénérables illusions. De plus, le maître n’ayant rien écrit, sa doctrine a été livrée aux hasards de la tradition orale, confiée à des initiés à qui le silence était imposé comme par une loi. Les symboles du poétique philosophe sont devenus à la longue des énigmes ; enfin, l’école étant une sorte d’église fermée, les anciens n’ont pu recueillir que les bruits du dehors et de vagues rumeurs propagées par l’admiration ou par la raillerie, si bien que la critique moderne, déconcertée entre ces témoignages disparates, est quelquefois tentée de prendre un parti extrême, de tout rejeter ou de tout admettre, quand elle ne flotte pas incertaine sans rien décider. Il importe donc dans un pareil système, plus que dans tout autre, de signaler les erreurs et les interprétations inconsidérées, si peu importantes qu’elles puissent paraître, et de dissiper certaines illusions consacrées par le temps. Elles sont nombreuses, ces illusions et ces erreurs, et, pour ne citer que quelques exemples, n’a-t-on pas cru que Pythagore, en imposant la loi du silence, avait ordonné à ses disciples de ne point prononcer une seule parole pendant deux, trois et même cinq ans ? Que de fables aussi ont couru sur la communauté des biens dans cette école, sur les abstinences ! Si, sur ces points et d’autres encore, on faisait peu à peu ce que nous venons de tenter sur un seul précepte, si on purgeait de tout ce qui lui est étranger la morale de Pythagore, elle nous paraîtrait sans doute plus raisonnable, plus pratique, plus profonde, car il n’est qu’un moyen, qu’un espoir de clarifier une doctrine obscurcie, c’est d’en éliminer ce qui la trouble et de lui faire déposer sa lie.


CONSTANT MARTHA