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On les remercie de ce qu’on a des richesses, des honneurs, de la santé ; c’est pour en avoir que l’on invoque le très bon, le très grand Jupiter, mais on ne lui demande point la justice, la tempérance, la sagesse[1]. » C’est aussi le sentiment qui anime Hiéroclès dans son commentaire philosophique des Vers d’or. Il dit et répète avec une visible insistance que « nous sommes juges de nous-mêmes, ἀυτὸς ἑαυτόν (autos heauton)… notre raison, voilà le gouverneur que Dieu nous a donné, voilà notre précepteur. » Le christianisme a donc arraché l’âme humaine à l’autorité dont jusqu’alors elle avait relevé ; il ne l’a plus laissée sous sa propre garde, et en lui faisant sentir le besoin d’un appui divin, en la rendant plus modeste et plus humble, il a enlevé à la conscience les joies orgueilleusement paisibles que l’antiquité goûtait sans remords. Comme nous ne sommes ici qu’un historien des idées morales, nous opposons la coutume pythagoricienne à la coutume chrétienne avec le seul dessein de montrer, ce qui est souvent contesté aujourd’hui, que le christianisme ne s’est pas seulement approprié les prescriptions antiques, mais qu’il les a profondément modifiées, et qu’il a fait connaître à l’âme des besoins et des troubles que les anciens n’avaient point ressentis.

Tandis que l’âme païenne se rend compte à elle-même et demeure son propre juge, l’âme chrétienne se donne un juge qui n’est pas elle et se traduit au tribunal de Dieu. C’est comme un changement de juridiction qui produit en l’accusé des sentimens nouveaux. Le philosophe, si sévère qu’il fût, se traitait toujours en ami, en ami mécontent, si l’on veut, mais en ami, comme le prouvent les passages de Sénèque et de Hiéroclès. Il n’avait point de peine à rentrer en grâce avec lui-même, et quand il se condamnait, son arrêt n’avait rien de formidable. Le chrétien au contraire, devant son juge suprême doublement redoutable parce qu’il est son juge et qu’il est en même temps l’offensé, passe souvent par des inquiétudes inconnues à la sereine antiquité. Selon la gravité de ses fautes ou selon son caractère plus ou moins timoré, il peut parcourir tous les degrés de la crainte et en arriver jusqu’à la terreur et au tremblement. Son examen doit être plus plein d’anxiété, parce qu’à la crainte que lui cause le sentiment de ses crimes s’ajoute encore la crainte de ne pas les connaître tous et de n’avoir fait qu’un aveu incomplet. Quelle ne doit pas être la consternation d’une âme passionnément religieuse qui sent que ses manquemens à la loi sont des offenses, et qui comparaît devant la majesté divine présente et courroucée ! Que ce ne soit point là toujours le sentiment des âmes chrétiennes dans l’examen de conscience, on ne fait pas difficulté de le reconnaître ; mais qui ne sait, pour l’avoir vu dans l’histoire,

  1. De natura deorum, l. III, ch. XXXVI.