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propos ? Qu’as-tu fait à contre-temps ? » Fénelon suivait la voie battue par ses devanciers. Peut-être même le pieux archevêque n’a-t-il pas ouvert les yeux, parce qu’il lui répugnait d’admettre que dans une école de philosophie antique et profane on eût déjà trouvé une prescription qui lui paraissait exclusivement chrétienne. Quoi qu’il en soit, personne n’a encore, que nous sachions, mis le doigt sur cette extraordinaire bévue plus de vingt fois séculaire, et c’est pour en faire une bonne fois justice que nous croyons devoir la signaler, avec l’espoir qu’elle n’osera plus reparaître et qu’ainsi ne sera plus défiguré un des plus admirables préceptes de la morale pythagoricienne.


II

Cependant le précepte pythagoricien, si longtemps méconnu et si mesquinement interprété, n’avait point perdu pour tout le monde son sens véritable, et semble avoir fait obscurément son chemin dans de mystérieuses écoles, puisque nous le voyons reparaître à la lumière, au commencement de l’empire romain, sous Auguste et Tibère. C’était le moment où le despotisme, en arrêtant tout à coup les occupations civiques, éveillait dans les cœurs des ambitions morales d’un genre nouveau. L’âme antique, arrêtée dans son cours naturel, reflua sur elle-même. Ne pouvant plus être citoyen, on voulut être plus homme, et ce fut avec une sorte d’enthousiasme et de sombre ferveur qu’on se resserra dans le domaine de la conscience, sur lequel le pouvoir n’avait point de prise. La philosophie attacha plus de prix à la culture morale et devint presque exclusivement pratique. Par découragement ou pour courir au plus pressé, elle renonça aux hautes spéculations et aux problèmes savans pour ne s’occuper que de l’âme et de la perfection intérieure. Alors tous les philosophes mirent en honneur des exercices moraux inconnus ou oubliés. Pythagoriciens, platoniciens, cyniques, stoïciens, s’empruntèrent mutuellement tout ce qui pouvait servir au règlement de l’âme, et, malgré la diversité de leurs principes, se rencontrèrent facilement dans la morale pratique, où d’ordinaire les dissentimens s’effacent. Le stoïcisme, qui était la doctrine dominante, adopta et recueillit toutes ces prescriptions d’origine diverse ; il les célébra par la bouche de ses grands écrivains et les fit siennes, car, dans le monde moral comme dans le monde physique, il y a pour ainsi dire une loi de gravitation qui fait que les doctrines les plus puissantes attirent à elles et retiennent les élémens épars et flottans des doctrines moins consistantes. C’est ainsi que le vieux précepte de Pythagore, sans perdre la marque de son origine, devint avec le temps un précepte stoïcien.