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même, être aimé avec le dévoûment dont un cœur de femme noble et pur est seul capable, vous savez le reste ; — ma vie est entre vos mains. Décidez, et si vous devez être impitoyable, je vous en conjure, ne méprisez pas du moins un homme qui, hors de vous, n'a pas une espérance, une émotion, une pensée, à qui est venue par vous la révélation d'une vie nouvelle, et qui, si votre main compatissante l'eût soutenu, aurait pu se relever peut-être. Vous êtes mon juge… J'attends à genoux l'arrêt qui doit me sauver ou me condamner sans retour.

Des larmes coulaient sur les joues basanées de Valérien ; Hélène s'en aperçut, ce fut assez ; elle le releva doucement, l'attira sur sa poitrine émue, et pleura, elle aussi.

On ne peut rendre la scène qui eut lieu chez les Festenburg lorsque l'enlèvement fut découvert. Mme de Festenburg s'évanouit à plusieurs reprises. Dans l'intervalle, elle vociférait. M. de Festenburg riait de toutes ses forces. — Voilà où t'a conduite ton faux dévot, ton tartuffe, tout ce scandale est ton œuvre, rien que ton œuvre. Ma fille a ma bénédiction.

— Ta bénédiction ! tu bénirais son mariage avec un aventurier que personne ne connaît, qui est peut-être un brigand déguisé !

— Bah ! je le connais, moi, dit le bonhomme que la rage de sa femme divertissait fort.

— Tu le connais ?… Tu as peut-être des connivences avec lui, avec ce bandit !

— Ce n'est pas un bandit, c'est un honnête propriétaire, possesseur d'une belle machine à battre.

— Une machine à battre ?… Scarlatti ?…

— Il ne s'appelle pas Scarlatti.

— Quel est donc son nom ?

— Valérien Kochanski, seigneur de Baratine.

— Ah !… — Nouvelle syncope, dont Mme de Festenburg sortit en criant : — Tu donnes ton enfant à ce prodigue, à ce libertin !…

— Allons ! mieux vaut encore un propriétaire qu'un bandit.

Au milieu de ce tapage arriva Valérien, qui ramenait la fugitive dans les bras de sa mère. Cette apparition inattendue produisit un effet magique ; Mme de Festenburg s'attacha tout éplorée au cou de sa fille, et, après quelques minutes d'hésitation, bénit le jeune couplu à son tour. Trois semaines plus tard, la noce fut célébrée à Kosciolka. Smaragd, Sonnenglanz, Weinreb et le Cracovien furent les premiers à féliciter les nouveaux époux, et Valérien ne douta pas que les souhaits de ceux-là du moins ne fussent sincères.

Sacher-Masoch.