Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvu/365

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

amena même une charrue à vapeur et une machine à battre le blé. Quatre semaines ne s'étaient pas écoulées que lout le voisinage parlait de cette propriété modèle. Les uns prétendaient que M. Kochanski avait hérité, d'autres que le jeu lui avait été favorable ; les paysans se racontaient à voix basse qu'il avait découvert un trésor du temps des guerres tartares. La nouvelle en arriva chez M. de Festenburg, qui ne se douta guère que tout ce remue-ménage s'opérait à son intention. — Une machine à battre le blé ! depuis dix ans, il ne rêvait pas autre chose. Une charrue à vapeur! c'était pour lui l'idéal. Le vieux seigneur ne pouvait plus tenir en place; il sortit, sa pipe à la bouche, et rencontra Lévi Weinreb, qui proposait des étoffes à la femme de charge, ancienne nourrice de Mlle Hélène, et aux autres servantes du château. — L'as-tu vue ? lui demanda-t-il en tirant une vigoureuse bouffée qui l'enveloppa de nuages.

— Quoi donc, seigneur ?

— La machine à battre, parbleu !

— Une machine à battre ! ô merveille ! Et où l'aurais-je vue, cette machine ?

— À Baratine, je suppose.

— Est-ce possible ! s'écria le Juif en feignant la plus profonde surprise, les yeux ouverts si larges que leurs prunelles nageaient dans le blanc. Il faut. Dieu me pardonne, que M. de Kochanski soit devenu terriblement riche pour installer chez lui une machine à battre, une vraie…

— Et aussi une charrue à vapeur, interrompit M. de Festenburg.

— Une-ne-char-rue-à-va-peur ! bégaya Weinreb.

— Sans doute.

— C'est la fin du monde, dit le Juif, reprenant haleine avec effort ; mais M. Valérien peut se donner un pareil luxe mieux que personne avec sa fortune et ses talens. Voilà un homme beau, spirituel, admirable, continua Weinreb en s'échauffant ; de l'or pur, un diamant, une perle! une perle !

— Il me semble qu'autrefois tu le jugeais différemment ?

— Que Dieu me punisse ! s'écria Weinreb en rougissant jusqu'aux oreilles; que la terre s'ouvre pour m'engloutir, moi et mes enfans, si j'ai jamais médit de lui !

— Calme-toi, j'aurai mal entendu.

— Oh ! si j'osais parler…

— Jusqu'ici tu n'en avais jamais demandé la permission.

— Si je pouvais parler tout franchement, sans crainte, je dirais : Voilà l'époux qui convient à mademoiselle votre fille. Ou plutôt, si j'étais M. de Festenburg, — à cette pensée, Weinreb redressa la tête, — je ne donnerais mon enfant qu'à lui. Ce serait un couple assorti, deux perles, deux vraies perles !