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Weinreb. un Juif presque aussi beau que lui-même. Cette réflexion, bien entendu, fut faite en manière d’a parte. — Maintenant, ajouta-t-il tout haut, personne ne reconnaîtrait plus sa seigneurie ; c'est un rabbin, un vrai rabbin… Quel homme vous faites ! Toutes nos femmes et nos filles, si elles vous voyaient, en auraient la tête tournée.

Valérien se plaisait à lui-même sous ce déguisement. Sans contredire le Juif, il monta donc avec lui dans le traîneau, abrité par une toile tendue, qui bientôt vola sur la route impériale à travers la plaine couverte de neige. — Une course de deux heures fort gaie leur fit atteindre le magnifique château de Kosciolka. À quelques pas brillait sous les rayons du soleil la surface irisée de l'étang. Les petits chevaux maigres s'arrêtèrent ; Weinreb mit pied à terre, dépaqueta les patins en clignant de l'œil, et entra dans la maison, pour revenir assez vite le sourire aux lèvres.

Un frôlement de robe se fit alors entendre. Valérien, resté dans le traîneau, regarda par un trou de la couverture en toile ; depuis longtemps son cœur n'avait pas battu de la sorte. Une jeune fille de haute taillent du type germain le plus pur venait de sortir du château, elle se dirigeait vers l'étang ; on eût dit une valkyrie à la fois svelte et robuste ; une robe de soie d'un gris clair moulait ses hanches, et la longue kazavaïka de velours bleu garnie de zibeline, serrée autour de la taille, faisait valoir ses formes virginales mieux qu'aucun costume d'Occident ; sous le petit bonnet ruisselaient jusqu'à la ceinture les ondes dorées de ses cheveux. Des brodequins du même velours garni de fourrure emprisonnaient un pied bien tourné que, debout sur la glace, elle tendit à Weinreb afin qu'il lui attachât les patins. C'en était trop pour notre don Juan. Se jugeant irrésistible, même avec ses boucles pommadées et son caftan juif, il bondit à l'improviste hors du traîneau et se précipita aux pieds de la jeune fille, qui recula toute surprise.

— Que veut ce Juif ? demanda-t-elle.

— Il veut attacher les patins de mademoiselle, répliqua Weinreb, que cet excès de précipitation n'avait pas médiocrement effrayé.

La belle créature haussa les épaules et posa le pied avec un dédain inimitable sur l'homme agenouillé devant elle ; lui, le propriétaire de Baratine, le don Juan redouté, n'était en ce moment rien que son escabeau. Après lui avoir livré le second pied avec une égale indifférence, les deux patins étant à leur place, elle le remercia d'un signe de tête hautain, et s'envola comme une déesse de l'Edda.

— Eh bien ! qu'en dites-vous ? chuchota Weinreb à l'oreille du séducteur émérite, qui, tout éperdu, regardait fuir cette radieuse vision.