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bonheur ; je t’ai dit la vérité, j’aimerais mieux mendier que de te voir encore à cause de moi comme je t’ai vu hier.

— Ah ! mon frère, c’est vouloir me punir bien cruellement d’une mauvaise heure dans ma vie ! Tu ne veux pas que je la répare ; tu me refuses la joie de reconquérir ton estime et la mienne !

— Tu n’as rien à réparer ; tu ne m’as pas offensé et tu as pleuré dans mes bras. Jamais je n’aurai de meilleur ami que toi, je t’aimerai autant que j’aime M. de Salcède, c’est tout dire ! S’il y a quelqu’un que je vous préférerai, ce sera… elle ! notre sainte mère que voici et qui a été le rêve enchanté de ma vie, l’éternelle aspiration de mon cœur, mon idéal, mon apparition céleste, ma pensée intérieure, ma muette prière, mon mystère et ma foi.

— Et tu ne veux pas, dit la comtesse, que je sois la compagne de ta vie, tu veux avoir une existence en dehors de la mienne, tu veux me refuser la seule gloire dont je puisse me parer, celle d’avoir deux fils comme vous deux !

— Tu ne veux pas, reprit Roger, que j’aie auprès de moi un conseil, un appui contre les dangers du monde, un guide à travers ses écueils ? N’as-tu point de devoirs envers nous ? veux-tu nous punir de n’avoir pu te sauver de l’exil que tu as subi ? Tu es vraiment cruel, et je suis tenté de te croire un peu fou !

— N’insistez pas, dit alors M. de Salcède. Il ne cédera pas maintenant, laissons-lui le temps de la réflexion. Voici Mme de Montesparre qui arrive, allons au-devant d’elle.

Tout le monde sortit. Je profitai du moment pour me jeter dans le passage secret et gagner la campagne.

Je voulais me rendre à Murât pour retourner à Paris par le chemin de fer. Je n’en eus pas la force. À deux lieues de Flamarande, je tombai de fatigue et demandai l’hospitalité dans un biiron, c’est ainsi qu’on appelle les chalets du pays. J’y fus fort mal, mais j’espérais reprendre des forces pour le lendemain, et j’écrivis à Mme de Flamarande pour lui dire en peu de mots respectueux que je me retirais du service de la famille et que je me rendais à Paris, où je déposerais mon adresse à son hôtel, afin d’être à la disposition de ses hommes d’affaires pour tous les renseignemens qu’on pourrait me demander. Je n’en prévoyais aucun, ayant tout laissé en ordre à Ménouville.

Je passai une affreuse nuit chez les pauvres montagnards, et le lendemain je gagnai Murat en me traînant. Force me fut d’y rester trois jours avec la fièvre et une sorte de bronchite ; enfin, me sentant mieux et ne pouvant m’habituer à l’idée d’un éternel isolement, je résolus de voir Mme de Montesparre et de lui demander chez elle un emploi, fut-ce celui de valet de chambre, pour être à même d’avoir au moins de temps en temps des nouvelles de la famille de Flama-