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FLAMARANDE.

— La reconnaissance du cœur est faite ici entre nous, et je l’accepte avec une joie profonde ; mais je veux et je dois vous dire tout de suite que je n’en accepterai jamais d’autre.

— Je comprends, dit Roger. Les mauvaises raisons et les sottes paroles que je t’ai dites hier à la Violette t’ont trop impressionné, et tu crois que ma mère aura encore à souffrir pour toi. Tout ce que je t’ai dit est non avenu. Vois cette déclaration de mon père, que je ne connaissais pas.

— Je la connais aussi, répondit Gaston en refusant de prendre possession de l’écrit. Je ne la trouve pas suffisante pour expliquer la durée de mon bannissement aux yeux des indifférens. Inutile pour notre conviction à nous deux, elle serait vaine devant la malveillance. M. le comte Adalbert de Flamarande n’a pas voulu de moi pour son fds, puisqu’il est mort sans me rappeler. Je ne veux pas de lui pour mon père. Je ne veux pas porter son nom, je ne veux pas de ses biens. Si, comme je l’espère, j’ai un jour des enfans, je ne veux pas avoir à leur raconter la double légende de Gaston le berger. C’est en me désintéressant de toute parenté avec lui que je puis lui pardonner et m’abstenir de le blâmer. S’il a été d’une fierté cruelle, je suis, moi, d’une fierté farouche, et je ne veux pas d’une situation qu’il m’a refusée. N’essayez pas de me faire changer d’avis, ce serait peine inutile.

Cette déclaration nous avait tous jetés dans la stupeur. Ambroise, qui croyait la comprendre, fut le premier à la juger et le seul à l’approuver. Moi, je trouve que tu as… pardon, excuse, que vous avez raison, monsieur le comte. Vous méritez d’être marquis, — ce qui vaut mieux à ce qu’il paraît, — et d’avoir un père qui vous aime au lieu d’un qui ne vous a pas aimé.

— Tais-toi, répondit Gaston, tu ne sais ce que tu dis, mon vieux ! Si je renie mon père, ce n’est pas pour en prendre un autre, quelque tendresse que j’aie pour lui. Si je refuse une fortune, ce n’est pas pour en accepter une plus considérable. Je n’admets pas et Charlotte n’admet pas non plus que M. de Salcède renonce au mariage à quarante ans, ou qu’il se crée un précédent qui enchaînerait son avenir. Il a bien assez fait pour moi ; je rougirais d’en accepter davantage. D’ailleurs toutes ces questions d’intérêts matériels et de privilèges sociaux me sont étrangères et ne m’apparaissent que comme des tyrannies auxquelles je me suis juré d’échapper le jour où j’en ai compris les dangers.

— C’est moi qui te les ai fait comprendre et mal comprendre, s’écria Roger. Tu m’as vu bouleversé, fou…

— Je t’ai vu malheureux, répondit Gaston, et je t’ai fait un serment que je ne violerai pas. Je t’ai dit que je ne voulais rien être qu’Espérance Michelin, ton fermier, et que c’était là mon rêve de