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rement de ne m’avoir jamais beaucoup estimé, m’a fait comprendre qu’en ne me flattant jamais il m’avait mieux aimé que toi. C’est un digne homme, ce Ferras ! je ne l’avais jamais compris, mais à présent mes yeux se sont ouverts sur bien des choses. La leçon a été rude aujourd’dui, mais elle me profitera, et je crois, j’espère que je saurai devenir un homme… comme Gaston, qui a reçu les leçons du malheur, et qui se trouve heureux parce qu’il est fort et voit juste… Je n’en puis plus, quelle heure est-il ?

— Cinq heures maintenant.

— Eh bien ! dans une heure ou deux, ma mère s’éveillera, elle descendra ici probablement. Avertis-moi, il faut que je dorme une heure ou que je crève.

Il alla se jeter tout habillé sur le lit de Gaston, dont j’avais laissé le preuiier matelas relevé et roulé sur le devant de la couchette. Je voulais l’arranger. — Laisse-le, dit-il, ça me tiendra chaud ; il y a bien assez de place au fond du lit. — Et, enjambant le matelas roulé, il se laissa tomber derrière en jetant le couvre-pied sur sa tête.

J’étais brisé aussi, brisé jusqu’au fond de l’âme. Je venais de recevoir le coup de grâce. Gaston, le plus tendre des êtres, le plus ardent au retour quand il avait grondé ou boudé injustement, pardonnait à tout le monde, excepté à moi, et quand tout le monde me pardonnait en la personne du plus offensé, — M. de Salcède, — celui que j’avais le plus aimé, celui pour qui j’avais fait le mal, ne me pardonnait pas ! Il était apaisé, il s’était attendri, il avait rendu justice à tous, même à Salcède, dont la confiance l’avait flatté, même à Ferras, qui l’avait glacé et ennuyé toute sa vie, par qui il avait appris le secret de la famille, tandis qu’il me condamnait sans retour, moi, pour un mot, pour une intention qu’il n’avait pas voulu comprendre. — Et je sentais qu’il n’en reviendrait pas, je le connaissais. Il avait, en dépit de la facilité de son caractère, une certaine obstination de ressentiment quand il croyait qu’on lui avait donné un faux avis ou une mauvaise direction. Que serait-ce d’ailleurs, si jamais il apprenait tout ce que j’avais fait de déloyal pour l’amour de lui ! Je ne doutais pas de la parole de Salcède, mais telle circonstance pouvait se produire où je serais forcé de m’accuser moi-même, et dès lors de quel mépris mon pauvre enfant ne m’accablerait-il pas !

Mon parti fut vite pris. Je résolus de me soustraire à cette dernière amertume par la fuite. Tout était convenu pour la réintégration de Gaston dans ses droits, Roger abondait dans ce sens. J’avais produit la déclaration qui aplanissait les difficultés légales et détruisait les doutes de l’opinion. On n’avait plus besoin de moi. J’avais le droit d’aller souffrir seul et mourir oublié.