Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvu/25

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
19
FLAMARANDE.

— Elle vous en donnera, répondis-je, elle vous démontrera victorieusement son innocence.

— Tais-toi, reprit-il en se levant brusquement, je ne veux plus jamais entendre sortir de ta bouche un mot qui ait rapport à cela ! J’ai fait d’autres réflexions cette nuit en venant ici à travers les brouillards argentés de la Jordanne. Je ne suis pas précisément poétique, et j’étais las comme un chien battu ; mais je me suis senti tendre, et, tout bien considéré, ce qui domine en moi, ce n’est pas l’héroïsme chevaleresque, c’est l’amour pour ma mère. C’est de cela que j’ai vécu jusqu’à présent, et c’était bien assez pour me rendre bon. Je ne veux plus sortir de là ; il n’y a que cela de vrai pour moi. Une mère, vois-tu, c’est plus qu’un père dans mon expérience. Moi, je ressemble à la mienne, je suis sa chair et son sang. J’ai déjà fait dix mille fois plus de mal dans ma courte existence qu’elle n’a pu seulement en imaginer en toute sa vie ; mais j’ai quelque chose de son cœur. J’ignore les grandes vertus, mais j’aime, j’aime quelqu’un, j’aime ma mère de toute mon âme, et je sens que je l’aime aujourd’hui, aujourd’hui que je la vois aux prises avec une persécution d’ouîre-toiiibe, plus que je ne l’ai encore aimée. Fût-elle cent fois coupable, je crois que je l’aimerais encore autant… Que le diable emporte le qu’en dira-t-on, les propos, les suppositions ! Je suis fort à l’épée, je le deviendrai au pistolet, et, pour la défendre ou la venger, je tuerai tout Paris et la banlieue et la province avec, s’il le faut. Elle m’aime tant, elle ! elle voulait me sacrifier le bonheur de vivre avec Gaston et l’orgueil de se dire sa mère ! Je ne veux pas qu’on me sacrifie Gaston. La loi le protège, je n’ai pas le droit d’être plus rigoureux que la loi. La nature aussi est une loi entre frères, nous nous aimons ; nous sortons des mêmes entrailles, qu’est-ce qu’on a à dire ? Mon père est mort dans le doute, puisqu’il n’a pas rappelé Gaston ; il avait le droit d’être jaloux, c’est un droit conjugal, à ce qu’on dit ; moi, je ne l’ai pas. Me substituer à lui pour juger celle qui m’a mis au monde, nourri de son lait, abreuvé de sa tendresse à tous les momens de mon existence… Ah ! si j’ai à la condamner, voilà un devoir qui me fait horreur et que je foule aux pieds ! On me trouvera ridicule, lâche peut-être… Qu’on vienne un peu me le dire,… à commencer par toi ! Plus jamais un mot, ou prends garde à toi ! Rappelle-toi la scène d’avant-hier. Je ne répondrais de rien, si tu recommençais à te mêler de nos afi’aires de famille !

— Allez toujours, lui dis-je, écrasez le pauvre Charles ; il a mérité ce châtiment pour vous avoir trop aimé !

— Mal aimé, je te le répète ; l’amitié est une religion et doit avoir sa moralité comme tous les sentimens humains. Ceux qui n’en ont pas sont des instincts, et M. Ferras, à qui je reprochais derniè-