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ner comme un lâche. Tu m’as fait beaucoup de mal dans ma vie, car il n’a pas tenu à toi que je ne fusse capable de céder à la première lutte. Quand j’ai fait mes premières folies de jeune homme, tu n’aurais pas dû payer mes dettes et me promettre le secret. Tu aurais dû avertir ma mère, je n’aurais pas recommencé si vite. Tu la savais gênée à Ménouville, tu aurais dû me forcer à m’en apercevoir et m’apprendre à sacrifier mes sottes fantaisies à son bien-être. J’ai su par Ferras ce que mes amusemens lui ont coûté de privations. N’était-ce pas à toi de m’avertir, toi qui tenais les cordons de la bourse ? Oh ! oui, j’ai été terriblement gâté ! Aussi au premier chagrin ai-je failli devenir fou. Je ne suis pas mauvais, non ! J’étais heureux d’abord de retrouver mon frère et fier de l’accepter avec joie ; mais, dès qu’un doute s’est élevé dans mon esprit, ma tête s’est égarée. Je suis parti comme un furieux et j’ai soullert,… ah ! oui, j’ai soufiert le supplice des damnés. J’aimais et je haïssais, je voulais et ne voulais pas, j’étais attendri et j’étais enragé, je crois même que j’ai été ivre. J’étais irrité contre la maudite bête que j’avais prise au hasard dans l’écurie et qui se défendait de l’éperon en ruant à la botte. Et puis, à la Violette, où Gaston m’a rattrapé, j’ai bu je ne sais quoi d’atroce qui me portait à la haine. Pour un rien, j’aurais tué mon frère ou moi. J’ai pourtant promis de revenir. Il est si bon, lui ! C’est un ange ou un saint. J’ai pris la route de Léville ; mais, au moment de m’y présenter, j’ai senti que j’étais incapable d’y paraître calme et enjoué. Je me suis enfoncé dans des collines sans chemins, à travers bois, je me suis jeté par terre, et j’ai pleuré, rugi, juré, prié tout à la fois, je crois même que j’ai chanté. J’étais fou ! Enfin j’ai voulu revenir ici, et je me suis perdu pour ne me retrouver qu’à l’entrée de la nuit auprès de Léville. J’y ai dîné, et, me sentant très las, j’allais me coucher quand M. de Salcède m’a fait demander et m’a emmené dans le parc, où il m’a fait lire, à la lueur de nos allumettes de poche, la pièce qui légitime moralement Gaston, déjà légitime par le fait légal. J’étais assez irrité contre lui, et je ne lui ai pas sauté au cou ; je lui ai demandé comment, cette pièce se trouvant entre ses mains, il ne l’avait pas produite plus tôt. J’ai appris alors qu’il ne l’avait que depuis quelques heures et qu’d la devait à ta confiance en lui. Pour l’éprouver, je lui ai demandé s’il voulait me la confier à son tour. Sans la moindre hésitation, il me l’a remise, et ce procédé m’a touché. Je l’ai remercié en lui disant que je voulais m’en servir moi-même dans l’intérêt de mon frère, et que je lui savais gré de ne pas douter de nion honneur. Là-dessus, nous nous sommes quittés. Je n’étais pas disposé à le questionner davantage. Je ne veux recevoir d’explication sur son rôle en tout ceci que de ma mère, s’il lui plaît de m’en donner, et, si elle ne m’en donne pas, je saurai m’en passer.