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et quel naturel ! Les gammes chromatiques jaillissaient en fusées, les trilles battaient, se succédaient avec cette profusion, cette justesse inconsciente, qui vous émerveillent quand vous écoutez chanter un oiseau, et ce geste imprévu, bizarre, presque gauche, qu’elle fixait sur la dernière cadence, immobile, l’œil hagard, les bras étendus en croix, où le prenait-elle sinon dans la spontanéité de tout son être ravi et palpitant sous l’émotion ? Ce n’était qu’un éclair que traversait l’idéal entrevu par Shakspeare, et n’est pas qui veut la belle Ophélie, même pour un quart d’heure. Mme Carvalho apporte à l’exécution de cette scène décisive toutes les ressources d’une grande cantatrice émérite, rien de plus ; elle s’en tire, mais ne l’enlève pas. Avec elle, nous en sommes réduits à l’ordinaire de ce personnage de Molière qui veut qu’on fasse grande chère sans argent. Dans l’art comme ailleurs, l’étude et L’expérience ont leur prix, mais il est aussi d’autres monnaies ayant cours : la jeunesse, la voix, l’inspiration ; ces trésors-là, Christine Nilsson, encore presqu’à ses débuts, ne vous les marchandait pas. Elle se dépensait librement, semait l’or, elle était du parti de maître Jacques contre Harpagon et vous faisait grande chère avec beaucoup d’argent. Le directeur de notre première scène lyrique n’eût peut-être pas demandé mieux que de laisser à l’Opéra-Comique la docte interprète de Mireille et de Roméo et Juliette. Malheureusement les circonstances le pressaient, force était pour lui de sortir de l’embarras où le mettait la subite disparition de son étoile errante. Nilsson manquait, Devriès se récusait obstinément ; il s’est adressé à Mme Carvalho, et, l’engagement conclu à bon prix, comme on pense, il fallait que Mme Carvalho réussît. On ne se lasse pas de gémir, on déblatère contre les gros appointemens qui vous rendent la vie impossible, et en attendant on les paie, et pour rentrer dans son argent on pousse soi-même à la roue, on fabrique des succès et des ovations qui vont doubler et quadrupler des exigences avec lesquelles il va falloir compter le lendemain ; c’est ce qu’en langage vulgaire on appelle un cercle vicieux : ainsi va le monde.

L’affiche cependant commence à varier peu à peu son thème. Voici maintenant les Huguenots, plus tard viendront Robert le Diable et Don Juan. On parle aussi du Comte Ory pour accompagner le nouveau ballet. Tout l’intérêt de cette reprise des Huguenots se concentrait sur Gabrielle Krauss jouant pour la première fois Valentine, un des plus beaux rôles du répertoire et des plus scabreux. Valentine en effet mène tout, Meyerbeer a fait de ce personnage l’âme de sa tragédie lyrique ; à côté d’elle, Raoul n’est qu’un novice, un bachelier sentimental et chaste, presque imberbe, qui ne connaît rien de la vie et n’ose encore s’émanciper de la tutelle de son vieux domestique. Ce qui la plupart du temps nous empêche de mettre au point les figures du tableau, c’est la manière dont on nous les présente ; il faut aussi compter avec le physique de l’acteur, et jamais un ténor de la corpulence de ceux auxquels nous