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parti qu’on pouvait tirer de la situation au point de vue des belles recettes, et la virtuose fit le succès. Quiconque aura suivi la brillante Suédoise dans ce rôle jugera comme nous que c’est perdre sa peine que de chercher à l’y remplacer. Christine Nilsson ne représentait pas cette Ophélie, elle l’était, ou plutôt cette Ophélie était Christine Nilsson en personne ; les auteurs avaient repris, remanié le rôle sur sa mesure, et fait entrer dans le portrait toutes les grâces caractéristiques, tous les signes particuliers du modèle. On pourrait presque dire que le quatrième acte, — espèce d’oasis dans le désert, — fut écrit sinon pour la cantatrice, du moins au plein courant de son inspiration. Le musicien à qui venait d’échoir une telle bonne fortune en utilisa précieusement les avantages et travailla sur le sujet et sur place, absolument comme travaillent les grandes habilleuses du jour. Par ce côté, tout de circonstance, Hamlet se rattache à la catégorie des pièces dites à tiroir ; c’est un cadre spécial fabriqué pour mettre en évidence et faire valoir jusque dans ses défauts la physionomie d’une virtuose exceptionnelle et dont l’individualité ne se conteste pas. Essayez de changer la figure en conservant le cadre, à la place de cette belle fille du nord aux yeux de walkyrie, à la voix pleine de vibrations et de fascinations inconnues, mettez qui vous voudrez : la Sessi, la Devriès, Mme Carvalho, vous aurez des effets de rencontre plus ou moins heureux ; mais cet imprévu, cette poésie, cet idéal que la Nilsson avait, adieu tout cela ! Christine Nilsson fut l’oiseau rare, l’édition princeps illustrée ; Mme Carvalho tout bourgeoisement est venue nous offrir l’édition du Conservatoire avec corrections, modifications et variantes à l’usage des jeunes élèves. Ceux qui aiment à faire d’un plaisir un objet d’étude, à mêler le solfège au théâtre, utile dulci, seront contens. Vous êtes à l’Opéra, et si le spectacle vous assomme, vous tâchez de vous consoler en pensant que vous prenez une leçon de chant. Tout ce que la science, le talent, la haute école, peuvent suggérer de compensations, Mme Carvalho vous le donne et vous le prodigue, elle porte son art merveilleux jusque dans la manière de se costumer, et nous avons entendu le premier soir de sa rentrée un de ses amis s’écrier : « Elle a dix-sept ans et sort du Sacré-Cœur ! » Mais tout cela ne fait pas qu’elle soit une bonne Ophélie. Ce rôle impose à la cantatrice trois conditions : il lui faut de la jeunesse, une voix timbrée en son medium, vibrante en ses altitudes, et beaucoup de spontanéité, c’est-à-dire encore et toujours de la jeunesse.

Or, quand elle créa le rôle, Christine Nilsson avait vingt-cinq ans, et sa voix comme sa personnalité venaient de donner leur mesure dans la reine de la nuit de la Flûte enchantée. On vous contera que le talent, la science, le grand art, tiennent lieu de tout, n’en croyez pas un mot ; rien ne remplace le don de Dieu, certains effets veulent être obtenus comme en se jouant. Vous souvient-il de ce qu’était la Suédoise dans la scène de folie au quatrième acte ? Quel entrain, quel brio démoniaque