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FLAMARANDE.

— Je ne suis pas fatigué, j’ai froid, voilà tout. Quel diable de climat ! Les nuits d’automne sont froides comme chez nous en janvier !

LXXV

J’excitai le feu, et, comme Roger n’avait pour tout vêtement que son petit habillement de chasse, je cherchai sur le lit de Gaston une couverture. Il ne couchait plus là depuis l’arrivée de sa mère. On avait enlevé les draps et plié les couvertures entre les matelas. Je dus les relever pour trouver un couvre-pied d’indienne piquée dont j’enveloppai Roger. Je m’agenouillai près de lui pour détacher ses guêtres humides. — Laisse donc, me dit-il en retirant ses jambes, tu es absurde de vouloir me traiter comme un petit enfant ; c’est là ton tort envers moi, mon pauvre vieux ! Tu m’as choyé, adoré, tu as voulu me garder enfant gâté toute ma vie, tu m’as beaucoup aimé, mais mal aimé.

— C’est possible, répondis-je, mais il est dit qu’on pardonnera beaucoup à qui aura beaucoup aimé.

— C’est-à-dire que tu veux que je te demande pardon de t’avoir rudoyé ? Eh bien ! non, je ne m’en repens pas, tu avais affreusement tort. Tu voulais me détourner de mon devoir, toujours ton idée de voir en moi le comte de Flamarande, le fils unique, le riche héritier, le seul chef de la famille. Eh bien ! je ne suis plus M. le comte et je ne m’en porte pas plus mal, je n’en suis pas plus triste, et je vois que pour de pareilles chimères on peut devenir pis qu’un sot, on peut devenir un mauvais fils. C’est du moins là ce que tu voulais faire de moi en me conseillant de laisser adopter Gaston par un étranger, et quand tu as vu que je m’étonnais de ton idée, tu as prétendu que c’était celle de ma mère, — et quand j’ai refusé de le croire, au lieu de me dire la vérité sur les intentions de mon père, au lieu de me montrer la déclaration que tu as remise ensuite à M. de Salcède, tu m’as laissé battre la campagne et croire que ma mère avait accepté sans révolte un soupçon fondé. Tu m’as parlé de la jalousie de mon père, il ne fallait pas prononcer ce mot-là sans me montrer tout de suite la rétractation de l’injure faite à ma mère. Tu as agi en coquin, toi, le plus honnête des hommes, et cela par préjugé nobiliaire, comme si tu avais aussi des aïeux, et par stupide habitude de gâterie à mon égard, comme si je devais périr de honte et de misère le jour où je serais forcé de ne plus jouer gros jeu et de renoncer aux femmes qui coûtent cher. Conviens que tu as été un âne,… non, pis que cela, un diable tentateur pour m’amener par l’égoïsme à me conduire comme un pleutre et à raison

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