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doute dont aucune preuve possible ne viendrait lui démontrer l’injustice. Et quelle preuve invoquer dans les affaires d’amour ? Qui peut dire, à moins de surprendre deux amans aux bras l’un de l’autre, ou de saisir des lettres écrites sans prudence, que leur intimité est innocente ou coupable, surtout dans des relations comme celles que les événemens avaient établies entre Salcède et Mme de Flamarande ? Roger serait donc toujours malheureux, et moi qui avais voulu influencer sa vie, quelque parti que j’eusse pris, je le voyais condamné à souffrir.

J’en étais là de mes réflexions, lorsque j’entendis ouvrir et refermer avec précaution la porte de la cour. Je descendis bien vite, et je reçus Roger, que je conduisis auprès du feu. Il était glacé et paraissait rêveur. — Vous m’en voulez ? lui dis-je. Vous me pardonneriez si vous saviez ce que j’ai souffert !..

— Laissons cela, répondit-il d’un ton brusque et absolu ; quelle heure peut-il être ? ma montre s’est arrêtée, et je n’ai aucune idée du temps que j’ai mis pour venir de Léville ici.

— Il est quatre heures du matin ; vous ne vous êtes donc pas couché ?

— Si fait ; mais, ne pouvant fermer l’œil malgré une nuit blanche de la veille, je me suis décidé à partir sans éveiller personne, et à revenir embrasser ma mère. C’était mon idée fixe au milieu de toutes les autres. Elle dort, n’est-ce pas ? Elle n’a donc pas été inquiète ?

— Non, puisqu’elle n’a rien su.

M. le marquis de Salcède n’est pas venu lui dire…

— Rien. Il n’a vu que moi et sans entrer dans la maison.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Que vous lui aviez donné rendez-vous ici pour neuf heures.

— Mais pourquoi te trouves-tu ici à m’attendre au lieu d’être au pavillon, dans ton lit ? Je parie que ma mère a su quelque chose et qu’elle a été souffrante ?

— Je vous jure que non. Je suis ici comme je serais ailleurs, n’ayant pas besoin de repos et incapable d’en prendre avant de vous avoir vu.

— Pourquoi diable t’inquiétais-tu si fort ? Ah ! oui, ma lettre ! tu m’as cru parti au moins pour les Indes ? Le fait est que j’avais idée de quelque chose comme cela ; mais j’ai vu Gaston, qui m’a fait comprendre que ce serait mal, et puis M. de Salcède, qui m’a donné toute sorte d’éclaircissemens utiles, et t’a justifié auprès de moi en me montrant la pièce que tu lui avais remise. Voilà pourquoi je ne t’ai pas étranglé tout à l’heure en revoyant ta figure.

— Eh bien ! vous voilà tranquillisé. Il faut laisser dormir votre mère et prendre un peu de repos.