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d’adresse tirer quelque bien. Le premier butor venu, s’il a des gendarmes dans sa main, n’a pas de peine à empêcher les gens de parler ; il est plus digne d’un homme d’état de les amener insensiblement à répéter de bonne grâce la leçon qu’on leur souffle. M. Wuttke affirme que l’Allemagne est le pays du monde où l’on a poussé le plus loin l’art de travailler l’opinion publique. Des rivages de la Baltique jusqu’aux bords du Neckar, il n’est personne qui n’ait ouï parler du fameux bureau central de la presse, qui fut fondé à Berlin sous le ministère de M. Manteuffel. Il a été organisé, paraît-il, sur un plan admirable, et l’outillage n’en laisse rien à désirer. Ce bureau de la presse, vaste usine où se fabriquent les opinions utiles pour l’importation et l’exportation, vit s’accroître singulièrement ses ressources, sa prospérité, son influence, par l’allocation qui lui fut faite d’une partie des biens confisqués sur le roi de Hanovre et l’électeur de Hesse. Ce fonds considérable mis à sa disposition fut baptisé à Berlin du nom de Reptilienfond, de fonds des reptiles, selon les uns parce qu’il devait être employé à combattre certains reptiles qui ourdissaient des complots contre la sûreté de l’état, selon, les autres parce qu’il était destiné à nourrir d’autres reptiles dont la sûreté de l’état ne méprisait pas les services. Par une métaphore analogue, on disait que les journalistes qui accouraient au grand bureau pour y chercher des instructions y venaient prendre des bains de boue, Schlammbäder. On sait combien, ce genre de bains est recommandé par la faculté pour rétablir des tempéramens épuisés. On assure qu’il s’est fait dans l’établissement de Berlin des cures miraculeuses ; des visages faméliques y sont devenus gras et vermeils.

Si nous ajoutons foi aux dépositions consignées dans l’ouvrage de M. Wuttke, l’activité déployée depuis 1866 par le bureau central de la presse est propre à nous frapper d’admiration. Il a su se créer partout des succursales ; ses agens, ses affidés, ont multiplié à l’infini. Il est peu de journaux dont il n’ait réussi à forcer la porte pour s’y ménager des intelligences ; il n’est point de rédaction à laquelle il n’ait adressé des communiqués que de guerre lasse on a fini par insérer ; cette copie plaisait peu, mais elle ne coûtait rien. Une feuille de Brunswick se plaignait en 1873 que le bureau central la réduisait au désespoir par l’abondance indiscrète de ses envois directs ou indirects. La plupart de ces communiqués étaient rédigés avec beaucoup de discernement, on les accommodait au caractère, aux tendances du journal auquel en les adressait ; — selon les cas, on était libre-penseur ou orthodoxe, progressiste ou national-libéral. Les bons cuisiniers savent varier leurs sauces, l’essentiel est de faire passer le poisson et qu’on le mange. Le grand bureau dirigea surtout les efforts de son habile propagande, du côté des provinces annexées, et de l’Allemagne du sud, foyers actifs d’une opposition opiniâtre et pernicieuse. Ces efforts ne tardèrent pas à être