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résolu à faire son devoir. Il avait beaucoup erré au hasard dans la journée, puis il était allé dîner à Léville, où on l’a retenu pour la nuit. C’est seulement à huit heures du soir qu’après avoir couru en vain tout le jour je l’ai retrouvé là. Il m’a donné sa parole d’honneur qu’il serait ici dans la matinée, et nous nous sommes donné rendez-vous pour neuf heures. Il veut que Gaston, Ambroise et vous, nous y soyons tous après qu’il aura parlé à sa mère. C’est chez elle qu’il entrera d’abord. Soyez au donjon pour l’attendre et lui ouvrir. Charlotte couche en haut auprès de Mme la comtesse ; vous l’éloignerez. Il veut parler seul à sa mère. À présent, Charles, calmez-vous et reposez-vous. Moi, je vais en faire autant. Si Gaston ne dort pas, dites-lui que j’ai retrouvé son frère et que tout va bien.

Je ne voulus pas dire à M. de Salcède que Gaston s’était remis à la recherche de Roger. Il fût peut-être reparti pour le ramener, et je craignais qu’il ne tombât de fatigue après une telle journée. Gaston, tout jeune et doué d’une force exceptionnelle, n’était pas lait pour m’inquiéter.

J’étais si heureux de n’avoir plus de malheur à craindre pour mon cher Roger, que je me sentais reposé et prêt à recommencer, s’il le fallait. Je laissai la porte de la cour fermée seulement au loquet, afin qu’il pût rentrer sans éveiller personne, et je me glissai dans le donjon sans bruit, afin d’être prêt à le recevoir. Je montai au premier étage, c’est-à-dire à la chambre de Gaston. J’y fis du feu et m’installai sur un fauteuil, impatient de le revoir après tant de terreurs causées par son absence, impatient surtout de lui dire avant tous les autres : — Charles est un imbécile qui n’a rien compris à vos affaires de famille et qui vous a sottement troublé l’esprit avec des chimères.

Plongé dans mes réflexions, je repris peu à peu possession de moi-même après vingt-quatre heures d’exaltation ou d’abattement. La imit était claire, et tout était repos et sérénité dans la campagne et dans le manoir. Le bruit continu du torrent ne troublait pas le silence ; l’oreille s’y habituait si bien qu’elle se fût étonnée et comme alarmée s’il eût brusquement cessé. Je pensai à Mme de Flamarande dormant paisible avec la douce Charlotte à trois pas d’elle, et s’éveillant aux lueures du soleil pour apprendre de la bouche de Roger que son innocence était reconnue, et que ses deux fils lui étaient rendus pour toujours. Et puis je me figurai la joie de Salcède un peu plus tard, car rien ne s’opposait plus à l’union de deux êtres qui s’étaient toujours si saintement aimés. Sans aucun doute, le marquis, n’ayant plus à dédommager Gaston, laisserait sa grande fortune aux deux frères ei les en ferait profiter de son vivant, lui qui avait l’habitude d’une vie si modeste et si retirée.