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suffise d’opposer à cette triste conspiration d’ennemis sans pitié, qui voulaient changer une divergence d’opinions en un fratricide, cette lettre de Mme Chénier, adressée à un journal du temps le 16 décembre 1796 : « Je viens de lire avec indignation dans un journal les atroces calomnies vomies contre mon plus jeune fils par l’infâme André Dumont, reste impur de ces brigands qui ont couvert la France de larmes et de sang. Dans ces temps affreux, quand deux de mes enfans gémissaient au fond des cachots, l’un par les ordres de Robespierre, l’autre par ceux d’André Dumont, Marie-Joseph Chénier, seule consolation de sa famille, ouvertement proscrit par Robespierre et ses complices, n’a cessé de faire des démarches pour ses frères infortunés ; elles n’étaient que trop infructueuses, ainsi que celles de son père. Le vertueux André périt assassiné le 7 thermidor. Sauveur, son frère, eût péri de même sans le grand événement qui arriva deux jours après. Marie-Joseph, hautement menacé, les aurait suivis. Ses parens et ses amis savent qu’il s’était muni d’un poison violent pour ne pas tomber aux mains des tyrans sanguinaires, dont il ne parlait à toutes les époques qu’avec horreur. Un de ceux qu’il méprisait le plus, André Dumont, ose l’accuser aujourd’hui d’avoir abandonné sa mère. Ah ! bien loin de l’avoir abandonnée, il lui donne chaque jour de nouvelles marques de sa tendresse filiale : c’est lui qui me tient lieu de tout, et je lui donne publiquement ce témoignage authentique, afin de soulager mon cœur fraternel et de confondre ses calomniateurs. » Ce cri d’une mère sera la meilleure justification de Marie-Joseph auprès de la postérité.

Il nous resterait, en terminant, à nous demander ce que serait devenue cette belle destinée si fatalement interrompue, comment elle se serait continuée et développée, si la chute de Robespierre avait eu lieu deux jours plus tôt ; mais quelle tentative présomptueuse que de deviner, même par de lointaines inductions, ce qu’eussent été ces œuvres promises par une aussi précoce jeunesse à la vigueur croissante du génie, comment se serait achevé ou transformé ce noble esprit, à travers le consulat et l’empire, jusqu’aux brillantes et fécondes années de la restauration ! Il eût été l’initiateur des nouvelles générations à l’étude de la belle antiquité, quelque chose comme un chef du chœur illustre et honoré parmi les jeunes poètes. Sans doute on aurait vu son astre à son zénith rencontrer au ciel de la poésie les astres naissans de Victor Hugo et de Lamartine, et sous cette conjonction propice, qui peut dire de quel éclat ces rayons fraternels, un instant mêlés et confondus, auraient illuminé la première moitié du siècle ?


E. Caro.