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Mably ou de l’abbé de Raynal, plus tard les rêveries à moitié scientifiques de Condorcet, avaient occupé tour à tour son esprit ; son imagination mobile en avait reçu les diverses et légères empreintes. Rien encore n’avait marqué en lui le souci des choses idéales, l’inquiétude d’un au-delà. Élève des Grecs en poésie et pour le reste disciple du XVIIIe siècle, si le nom de Dieu se présentait sous sa plume, c’était comme le synonyme de la nature ou comme la plus pâle des abstractions. Son jeune bonheur, tout au ravissement d’aimer, à la joie des beaux vers, à l’enchantement des découvertes de la science et des idées nouvelles qui devaient transformer la terre, n’avait garde de s’égarer dans un autre monde ; mais voici que tout est brisé, anéanti, tout s’écroule en lui et autour de lui. L’utopie de M. de Condorcet a fait place à de lugubres réalités : Condorcet lui-même, avant de tomber victime dans la sanglante arène, est devenu le plus âpre des sectaires. Le bonheur du genre humain semble indéfiniment ajourné : ce n’est plus la science qui est l’ouvrière du progrès, c’est la guillotine que l’on invoque. Dans cet écroulement d’un monde, dans cette profanation odieuse et cette parodie sanguinaire de ses rêves, voici qu’un grand sentiment, qui vivait obscur au fond de l’âme du poète, s’élève tout à coup avec éclat, s’élance au jour : c’est la foi à quelque chose de supérieur, qui plane invisible sur cet amas de décombres, c’est l’appel à une puissance vengeresse qui ne souffrira pas ce triomphe de ce qu’il y a de pire au monde, l’hypocrisie et la cruauté ; c’est la certitude qu’un jour tout cela sera expié, que la justice aura son heure et que Dieu sera absous.

Nous touchons aux dernières compositions d’André en même temps que nous approchons des derniers jours de sa vie. Ici encore la révélation que nous apporte le manuscrit de l’auteur est des plus curieuses, sinon des plus satisfaisantes pour les imaginations éprises de la légende. M. de La Touche avait réussi à en créer une au sujet de la pièce célèbre qui commence ainsi :


Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphire
         Animent la fin d’un beau jour,
Au pied de l’échafaud j’essaie encor ma lyre.
         Peut-être est-ce bientôt mon tour.


On nous avait dit que c’était la dernière pièce qu’eût tracée André Chénier, et même que par une ironie du sort l’ïambe avait été soudainement interrompu au quinzième vers par l’appel du geôlier. Tout cela était une invention romanesque. La pièce continue bien au-delà du quinzième vers ; c’est une des plus longues et des plus complètes. De plus elle n’a pu être écrite au moment du supplice ; c’est à Saint-Lazare qu’elle a été composée comme toutes les