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Vienne te dire encore : « Entre nous, je soupçonne,
Seigneur, que vous n’existez pas ! »

« Que croiront les mortels, continue le poète dans une prose haletante et comme interrompue à chaque instant par la colère, que croiront-ils quand ils verront que, sous tes yeux, le nom de vertu est prononcé par des bouches qui,… de probité par des bouches qui,… d’humanité, etc. ? Quoi, ton œil qui voit tout pénètre dans les antres affreux où les Carrier, les Lequinio et les autres, couchés sur des cadavres, rongent des ossemens humains… Tu contemples la Loire, le Rhône, la Charente…


Ton œil de leurs pensers, sonde les noirs abîmes,


et tu ne tonnes pas ! Et tu laisses un pauvre diable de poète se charger de ta vengeance…


C’est un pauvre poète, ô grand Dieu des armées !
Qui, seul, captif, près de la mort,
Attachant à ses vers les ailes enflammées
De ton tonnerre qui s’endort,
De la vertu proscrite embrassant la défense,
Dénonce aux juges infernaux
Ces juges, ces jurés qui frappent l’innocence,
Hécatombe à leurs tribunaux !
Eh bien ! fais-moi donc vivre, et cette horde impure
Sentira quels traits sont les miens.
Ils ne sont point cachés dans leur bassesse obscure,
Je les vois, j’accours, je les tiens.


Y a-t-il dans la langue française de plus beaux vers que ceux-là ? Connaît-on rien de plus hardi et de plus fier que le cri de ce prisonnier s’adressant à Dieu, qui semble oublier, et attachant à ses vers l’aile enflammée du tonnerre qui s’endort ? Ce sont là des images que ne désavouerait pas Pindare. Quelle revanche contre cette fête ridicule et ce dieu de théâtre dont Robespierre avait essayé de faire son complaisant ! Dans un coin de prison et déjà marqué à cette date pour l’immolation prochaine, un poète a écrit quelques lignes sur un lambeau de papier, et voici que les victimes sont vengées. Dans les frémissemens de ces vers, on a senti passer quelque chose comme la justice de Dieu. Certes, dans les premières années de sa jeunesse, enchantées par la poésie et l’amour, André Chénier n’avait guère arrêté sa pensée sur les grands problèmes. Il avait vécu avec les dieux de la Grèce et dans la douce ivresse de l’indulgente nature, sentie, aimée à travers ses poètes favoris. Plus tard, à l’époque où il commençait son Hermès, c’était sous l’impression des idées régnantes et de la philosophie à la mode. L’Histoire naturelle de Buffon, les expériences de Lavoisier, les théories sociales de