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livrant entièrement à l’inspiration de sa pensée, sans s’arrêter aux obstacles matériels du rhythme ou de la rime, passant par-dessus les difficultés, mais habile et soigneux à indiquer le mouvement général, plus important à ses yeux que le détail du vers ou que l’expression provisoire qu’il remplacera un autre jour. Tout cela donne un air de sincérité bien émouvante à ces travaux surpris par la mort dans leur première négligence, et la pensée même de ce qu’il y a d’inachevé en eux remplit l’esprit qui les étudie de la curiosité la plus douloureuse. Voici un ïambe inédit, achevé dans quelques-unes des parties, mais auquel il a manqué quelques heures pour être au nombre des meilleurs et des plus accomplis. C’est une sorte d’apologue ou plutôt une série de petits apologues destinés à railler la folie de ceux qui, ayant ôté à la multitude le frein sauveur des lois, s’étonnent de ses emportemens ou s’indignent de tomber ses victimes :


J’ai lu qu’un batelier, entrant dans sa nacelle,
         Jetait à l’eau son aviron ;
J’ai lu qu’un écuyer, noble et fier sur sa selle,
         Bien armé d’un double éperon,
D’abord ôtait la bride à son coursier farouche ;
         J’ai lu qu’un sage renommé,
Avant de s’endormir, dans le fond de sa couche
         Plaçait un tison allumé ;
J’ai lu qu’un Actéon, à son tour sur l’arène,
         Assouvit la rage et la faim
De ses chiens, par lui seul, pour bien servir sa haine,
         Accoutumés au sang humain.
L’Automédon meurtri devint un Hippolyte…

Et les vers s’arrêtent là. Il devait y avoir un retour sur chacun de ces imprudens, le batelier, le sage, qui périssent dans l’incendie ou dans les flots ; mais déjà l’inspiration amène sous la plume d’André une autre allégorie, et il abandonne le développement commencé pour courir à un sujet nouveau :


Un docte à grands projets rassembla des vipères
         Et leur prêchait fraternité.
Mais, déchiré bientôt par ce peuple de frères,
         Il dit : « Je l’ai bien mérité ! »

Ce prédicateur trop naïf, qui prêche la fraternité aux vipères, dans un temps, c’étaient Barnave, Chapelier et ses amis. Ils sont morts « déchirés par ce peuple de frères. » Il en sera de même des autres :


J’ai lu maints autres faits, tous fort bons à redire ;
         Et tous ces beaux faits que j’ai lus,