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supérieur, d’une âme ardente et passionnée pour les arts, » avec tous ces dons, avec cette riche et délicate culture, elle ne put, sauf une fois, inspirer que de trompeuses sympathies, et sa vie ne fut qu’une suite de déplorables erreurs. Qu’importe ? À la distance des années et dans la perspective, sa personnalité historique n’est rien. Elle a vécu, elle s’est trompée, elle a souffert, elle a même vieilli (car elle n’est morte qu’en 1820) ; qu’importe encore ? La personnalité idéale dont la poésie l’a revêtue n’a pas vieilli depuis le premier jour où André Chénier, ravi, l’aperçut dans le préau de Saint-Lazare. Telle qu’il l’a vue ce jour-là, telle la jeune captive vivra dans la mémoire des hommes ; elle sera toujours jeune fille, elle sera toujours héroïque et charmante, elle aura toujours seize ans.

Une prison rigoureuse, des communications de plus en plus rares et difficiles avec sa famille, le péril croissant autour de lui avec l’ajournement indéfini de la délivrance, l’isolement absolu du monde extérieur et, pour ainsi dire, du monde des vivans (parmi les habitans de Saint-Lazare, combien peu pouvaient croire qu’ils appartenaient encore à la vie !), tout cela agissait parfois sur l’imagination si vive d’André Chénier, et l’on peut saisir une plainte discrète, voilée, dans ses dernières poésies. Une de ces pièces a été écrite sous l’impression de ce découragement qui suit les grands malheurs, de cette surprise que l’on ressent à se trouver seul un jour quand, la veille, tant de mains amies pressaient la vôtre, de cette tristesse passionnée qui deviendrait facilement de l’amertume contre ceux qui semblent vous oublier. C’est bien le sens de cet ïambe douloureux dont le texte, restitué d’après le manuscrit par M. Gabriel de Chénier, reprend une signification parfaitement claire qu’il avait perdue par des altérations assez graves.


Quand au mouton bêlant la sombre boucherie
         Ouvre ses cavernes de mort,
Pâtres, chiens et moutons, toute la bergerie
         Ne s’informe plus de son sort.
.................
J’ai le même destin. Je m’y devais attendre.
         Accoutumons-nous à l’oubli.
Oubliés comme moi dans cet affreux repaire,
         Mille autres moutons comme moi,
Pendus aux crocs sanglans du charnier populaire,
         Seront servis au peuple-roi.
Que pouvaient mes amis ? Oui, de leur main chérie
         Un mot à travers ces barreaux
Eût versé quelque baume en mon âme flétrie.
         De l’or peut-être à mes bourreaux…
Mais tout est précipice. Ils ont eu droit de vivre.
         Vivez, amis, vivez contens.