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passions de la femme au lieu d’une jeune déesse. André Chénier lui-même semblait provoquer les recherches de l’histoire future, quand il disait dans sa dernière strophe :


Ces chants, de ma prison témoins harmonieux,
Feront à quelque amant des loisirs studieux
         Chercher quelle fut cette belle :
La grâce décorait son front et ses discours,
Et, comme elle, craindront de voir finir leurs jours
         Ceux qui les passeront près d’elle.

Cet amant des loisirs studieux, attiré par la beauté de ces vers, a répondu à l’appel du poète, il a cherché et trouvé quelle fut cette belle ; c’est M. Becq de Fouquières qui a rassemblé dans ses Nouveaux Documens tous les élémens de son histoire. Voici les dernières informations qu’il nous donne. On dit toujours mademoiselle de Coigny, on a tort ; c’était une demoiselle de Coigny, ce qui est bien différent. À l’époque où elle fut enfermée à Saint-Lazare, elle n’était plus une jeune fille ; il y avait dix ans qu’elle était mariée. Mlle Franquetot de Coigny était née en 1769 ; à peine âgée de quinze ans, le 5 décembre 1784, elle avait épousé M. de Rosset, marquis, puis duc de Fleury ; c’est du moins la date du contrat où le roi avait signé. Vingt-quatre ans, c’était son âge quand la jeune captive entra comme un rayon de soleil dans la prison de Saint-Lazare et dans la vie d’André. Dois-je ajouter qu’elle ne s’appelait plus duchesse de Fleury, et qu’elle avait déjà depuis quelques mois divorcé avec son mari ? Faut-il aller jusqu’au bout des révélations cruelles de l’historien ? Dans la prison de Saint-Lazare, elle rencontra le spirituel et triste personnage qui s’appelait M. de Montrond. Elle fut aimée de lui, elle l’aima, elle l’épousa au sortir de la prison. Aimer M. de Montrond quand on est aimée d’André Chénier, voilà bien la vie si différente des arrangemens de la poésie ou du roman ! Ce fut presque un crime, il fut châtié. Cette union ne fut pas heureuse et se termina par un second divorce[1]. Celle qui avait été mademoiselle de Coigny avait passé à côté du seul amour qui l’eût rendue heureuse, si elle l’avait compris et si le poète eût vécu. Ces rencontres-là ne se font pas deux fois dans l’existence d’une femme. Cette personne charmante entre toutes, que Mme Vigée-Lebrun nous dépeint dans ses Souvenirs « comme comblée de tous les dons de la nature, douée d’un visage enchanteur, d’une taille comme celle qu’on donne à Vénus, d’un esprit

  1. Nous négligeons, dans ce rapide récit, toutes les preuves et pièces à l’appui depuis l’interrogatoire subi par la duchesse de Fleury devant les administrateurs de police jusqu’au témoignage si précis de Millin, qui connaissait André Chénier, Montrond et la duchesse de Fleury.