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groupes d’élite de la société de Saint-Lazare, où son courage et son talent lui marquaient une place à part, il avait remarqué bien vite cette grâce exquise, cette beauté, cette âme charmante qui s’appellera dans la postérité la Jeune Captive. Il avait à son approche senti s’éveiller confusément, avec je ne sais quelle surprise d’une sensibilité qu’il croyait morte pour l’amour, cet attendrissement poétique dont les bois de Luciennes avaient recueilli l’écho délicieux. Il s’étonna peut-être de pouvoir aimer encore, mais avec quel respect il traita et cet amour suprême et celle qui en fut le dernier objet ! À peine si l’on peut deviner une secrète palpitation de ce cœur, devenu si viril par la lutte et l’épreuve, dans ces adorables vers où parle sa jeune amie et qui chantent dans toutes les mémoires :


L’illusion féconde habite dans mon sein.
D’une prison sur moi les murs pèsent en vain,
J’ai les ailes de l’espérance !
.................
Ô mort ! tu peux attendre, éloigne, éloigne-toi ;
Va consoler les cœurs que la honte, l’effroi,
Le pâle désespoir dévore.
Pour moi, Palès encore a des asiles verts,
Les Amours des baisers, les Muses des concerts ;
Je ne veux point mourir encore.

Et quand nous répétons ces strophes mélodieuses, nous voyons passer devant nous cette jeune fille qu’Alfred de Vigny a voulu peindre en s’inspirant de ces vers, et dont il nous a pour ainsi dire imposé le type ineffaçable. Nous la voyons, la jeune captive, s’avançant avec l’élégance d’une fille d’Athènes, pour aller au milieu du cercle, marchant ou plutôt se soulevant sur ses pieds, comme un oiseau qui sent ses ailes, avec sa tête petite, penchée en avant comme celle des gazelles et des cygnes. Ses cheveux noirs en bandeau, rejetés en arrière en couronne, tressés avec une chaîne d’or, lui donnaient l’air de la plus jeune des muses. Elle s’avançait avec les étincelles de la joie dans les yeux. Cette joie, pour ainsi dire innée en elle, électrisait les visages fatigués des prisonniers. C’était Mlle de Coigny, on eût dit qu’elle avait seize ans.

Encore ici il faudra bien modifier la légende ; mais cette fois nous aurons fort à faire, ayant contre nous le double idéal créé par les vers d’André Chénier et par le portrait enchanteur de M. de Vigny. L’imagination, quand elle est habituée à un type, n’y renonce pas volontiers. Il faut bien dire pourtant ce qu’était la jeune captive, non moins séduisante peut-être dans la réalité, mais autrement et avec des traits différens, avec quelque chose de moins subtil, de moins pur, de moins aérien, une femme avec tous les caprices et les