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travail et par l’oubli ; on causait, on discutait, on riait même, on se surprenait à être gai. La société était fort mélangée sans doute dans ces huit ou neuf cents prisonniers de Saint-Lazare ; mais il y avait là des représentans nombreux du meilleur monde, du clergé, des lettres, du parlement, dont on peut retrouver les noms sur les listes présentées au tribunal révolutionnaire ou dressées par des délateurs, tels que les deux réfugiés belges, Robinet et Jaubert, avec des désignations caractéristiques. C’étaient, pour n’en citer que quelques-uns, d’Hennisdal, ex-baronne, Mursin, ex-comtesse, Fleuri, ex-marquise, accusées d’aristocratie puante, — Saint-Aignan, ci-devant duc, Saint-Aignan, ci-devant duchesse, Longchamps, ex-noble, qui disait qu’on ne pouvait plus trouver de la bonne compagnie qu’en prison, — Loyserolle père, ex-noble, qui a dit que les membres de la convention parlaient comme des apôtres et se conduisaient comme des anthropophages, Boucher, auteur du poème des Mois, Trudaine frères, conseillers au parlement. Dans cette même prison se trouvaient aussi le marquis d’Usson, ancien colonel d’André au régiment d’infanterie d’Angoumois, Ginguené, l’auteur de la Confession de Zulmé, le peintre Suvée, qui s’est associé à la gloire d’André Chénier en nous transmettant ses traits, Leroy, élève de Suvée, qui faisait en même temps le portrait de Roucher. La conversation, les visites de cellule en cellule, le travail, la toilette même des femmes, qui trouvaient moyen d’en faire encore, tout cela donnait quelques heures d’illusion. Le pire supplice était l’odieux mélange de cette vie commune avec les délateurs. Il faut voir avec quelle rage Jaubert et Robinet notent dans leurs rapports l’attitude « des nobles, des prêtres, qui se recherchent pour vivre ensemble et qui se défient de ceux qu’ils croyaient patriotes en les désignant comme des espions. Ils se groupaient dans les corridors soit pour causer, soit pour lire les gazettes, et lorsque nous venions à passer, il se faisait un profond silence. Chaque jour ils inventaient des nouvelles désastreuses… Trenck annonçait qu’incessamment 100,000 Valaques monteraient à cheval pour envahir la France. On avait soin de débiter ces nouvelles tout bas, avec un air de mystère. Chacun fuyait quand ils nous voyaient[1]. » On croira volontiers que ces histoires étranges étaient débitées de manière à tomber au passage dans l’oreille des espions, et l’histoire des 100,000 Valaques montant à cheval pour arriver tout d’un trait à Paris était une plaisanterie bien trouvée pour faire dresser ces oreilles en quête de nouvelles ; mais ce genre de plaisanteries coûtait cher alors.

  1. Noms des détenus que nous croyons en notre âme et conscience être ennemis du peuple, liste de Jaubert et Robinet.