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l’autre, de les fondre dans un récit vraisemblable, sans rien sacrifier ni des documens écrits ni des témoignages directs ? C’est ce que nous avons essayé de faire dans les pages qui suivent, en ayant soin pourtant de distinguer, dans cette histoire obscure et douloureuse, ce qui est certain de ce qui n’est que probable. Peut-être nous saura-t-on gré d’épargner aux lecteurs la fatigue d’une longue discussion dont le résultat seul a le droit de les intéresser.


I

C’est dans la soirée du 17 ventôse an II (7 mars 1794) que le nommé Guénot ou Gennot (le nom est presque illisible), agent du comité de sûreté générale de Passy, avait rencontré André Chénier devant la maison de Mme Piscatory, mère de Mme Pastoret. Arrêté par hasard, uniquement parce qu’il n’avait pas répondu au gré des agens sur les motifs de son voyage à Passy ; André fut gardé à vue dans la maison même où il était venu probablement prévenir son ami, M. Pastoret, du mandat lancé contre lui. Dès le lendemain matin 18 ventôse, il subit un interrogatoire très détaillé dont on a retrouvé le procès-verbal. Cette pièce officielle débute ainsi : « En vertu d’une ordre du comité de sûreté générale du 14 vantose qu’il nous a présenté le dix-sept de la même année dont le citoyen Gennot est porteur de la ditte ordre, nous nous sommes transportés maison qu’aucupe la citoyene Piscatory où nous avons trouvé un particulier à qui nous avons mandé qui il était et le sujest qui l’avait conduit dans cette maison où il nous a exibée sa carte de la section de Brutus en nous disant qu’il retournait apparis et qu’il était bon citoyen… » Voilà dans quelles mains était tombé le plus grand poète de la France ! Aux différentes questions qui lui sont posées, André répond que ses moyens de subsistance consistent dans une pension de mille livres environ que lui fait son père, qu’il prend son existence tantôt chez lui, tantôt chez des restaurateurs, tantôt chez des amis, dont il refuse de dire le nom, — qu’il demeure avec son père, sa mère et son frère aîné, qu’il connaît le citoyen et la citoyenne Pastoret depuis cinq ans environ, qu’il a fait leur connaissance dans la maison de la citoyenne Trudaine. Puis, à travers les quiproquos grotesques causés par la fabuleuse sottise des agens et les éclats de colère de ces inquisiteurs qui, ne comprenant pas le langage d’un homme bien élevé, reprochent à deux reprises à André de faire des frase, viennent les griefs véritables. On lui demande ce qu’il a fait le 10 août 92 lorsqu’il a entendu battre la générale : « a-t-il pris les armes pour voler au