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FLAMARANDE.

qu’il se tienne tranquille. Sachez, monsieur le comte, qu’élevé en gentilhomme je suis plus gentilhomme que vous, qu’on a élevé en philosophe. Vous avez des idées de paysan : vous supposez que je pleure ma couronne de comte et mes écus ! Vous me faites bien de l’honneur en vérité ! Ce que je pleure, il faut vous le dire, puisque vous ne le devinez pas. Je pleure l’amour de ma mère, que je vais être forcé de troubler et de briser par mon éloignement pour vous. Je pleure aussi l’orgueil et la joie de la voir entourée de respect et de vénération. Je sais à présent pourquoi vous avez été écarté de la maison paternelle. Que le soupçon auquel vous avez été sacrifié soit injuste ou fondé, ce n’est pas à nous de le savoir et je reconnais avec vous que nous devons le repousser de nos cœurs ; mais il renaîtra dans l’esprit de tous ceux qui vous verront reparaître, et, au lieu d’avoir des amis agenouillés devant la vie d’une sainte, nous aurons des curieux malveillans ou railleurs à châtier. Nous ferons notre devoir, vous autant que moi, je le pense ; mais on ne persuade pas à coups d’épée ou de pistolet, et plus nous ferons de bruit autour de l’honneur de notre mère, plus ressortira sur sa robe blanche cette tache que tout notre sang ne pourra effacer.

« Ces paroles de mon frère pénétrèrent en moi comme une lame d’acier. Il n’était plus ivre, il était surexcité, et la vérité sortait cette fois de ses lèvres. Je me mis à ses genoux, et, le serrant dans mes bras, je lui dis : — Je te remercie de m’éclairer ; jusqu’à présent je n’avais pas compris. Je t’aurais sacrifié tous mes droits par amour pour toi ; à présent je comprends que je dois y renoncer absolument pour l’honneur de notre mère. Le soupçon injuste du comte de Flamarande pèserait sur toute sa vie, et je haïrais mon père malgré moi d’avoir imprimé sur elle, à cause de moi, cette souillure ineffaçable. Je ne veux pas en venir là. Je veux aimer ma mère sans être pour elle une cause de douleur. Je lui ai déjà coiité assez de larmes. Je veux oublier mon père, ne pas savoir qu’il a existé, ne jamais l’entendre excuser ni blâmer, puisqu’on ne peut justifier l’un sans accuser l’autre. Ce que je te dis est sérieux et le devient davantage à présent que tu m’ouvres les yeux. Je dois et par conséquent je veux être et demeurer Espérance tout court, et tout au plus Espérance dit Michelin par contrat de mariage. INe te tourmente donc plus, il n’y a rien de changé dans ta vie. Ma mère avait accepté que je fusse adopté par un autre, elle approuvera que je persiste à demeurer inconnu. Allons, rends-moi ton amitié qui m’avait fait si heureux hier soir. En public, tu seras toujours monsieur le comte, mon maître ; en secret, tu seras mon frère, et le mystère rendra mes épanchemens plus doux avec notre mère et avec toi.