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indispensable. « Mes soldats ne veulent plus combattre ! » et il ordonnait à Rumigny de repartir pour Châtillon, après avoir reçu ses dépêches du duc de Bassano. La scène était poignante, et de tels détails ne s’oublient pas ; or Rumigny a maintes fois raconté à Philippe de Ségur que, dans ces circonstances si douloureuses, il avait été surtout attristé de l’attitude de l’empereur : sa voix était lente et sourde, son regard fatigué, sa démarche languissante.

A peine Rumigny est-il reparti pour Châtillon que d’autres officiers se présentent au quartier impérial. Celui-ci vient du nord, l’autre arrive de Paris. Que de catastrophes annoncées de toutes parts : Aix-la-Chapelle envahie, Liège devenue russe, Bruxelles prise, la Belgique perdue ! C’est l’empire qui s’écroule. Autre rapport qui nous touche de plus près, en France même tout est désespéré : la Marne a été ressaisie par le général York ! Vitry a été enlevé ! Châlons vient de capituler l’avant-veille ! Notre grand parc s’enfuit comme il peut, abandonné dans la plaine par les troupes qui devaient protéger sa marche ! Macdonald, avec une poignée d’hommes, refoulé par 60,000 sabres ou baïonnettes sur Épernay, Château-Thierry et Meaux, ne sait où il pourra s’arrêter ! Paris est à découvert, l’ennemi touche au cœur de la France. À ces nouvelles, Napoléon lui-même est comme atteint au cœur (le docteur Yvan craignait de le voir défaillir). Il résiste pourtant et passe plusieurs heures à dicter des ordres pour la défense de Paris. Il s’adresse à son frère le roi Joseph, à l’impératrice-régente Marie-Louise, donnant les instructions les plus précises avec une étonnante liberté d’esprit. La nuit du 7 février et toute la journée du 8 se passèrent dans ces angoisses. Restait cependant un dernier espoir ; Caulaincourt à Châtillon allait obtenir sans doute des propositions de paix acceptables. La dépêche de Caulaincourt arrive apportée par un auditeur au conseil d’état ; l’empereur l’ouvre précipitamment. Berthier, Maret, Fain, impatiens de connaître le sort de la France, essaient de lire quelque chose sur son visage. L’empereur reste impassible et muet, on dirait qu’il pèse chaque mot, qu’il relit chaque ligne, enfin, la lecture terminée, il froisse convulsivement le papier qu’il tient entre ses mains, puis, toujours silencieux et morne, il se retire dans sa chambre à coucher et s’y enferme.

Pendant ces tristes jours de Nogent-sur-Seine, Ségur faisait reposer ses escadrons à quelques pas du quartier impérial. Il put savoir, heure par heure, tout ce qui s’y passait. Il sut que Maret et Berthier, après avoir respecté d’abord la retraite du maître, n’y tenant plus enfin, avaient pénétré dans sa chambre. Là, ils l’avaient trouvé assis, le coude appuyé sur une table, le front comprimé dans sa main gauche, tandis que l’autre, qui tombait pendante et abandonnée, tenait encore la lettre du duc de Vicence. Au bruit