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REVUE DES DEUX MONDES.

Il lui mit sous les yeux la déclaration du comte de Flamarande.

J’observais Gaston pendant qu’il la lisait. Son visage ne fit pas un pli. Il n’avait pas douté de sa mère, lui ! Il n’était pas même étonné. Il ne fit aucune réflexion, jreplia le papier et le rendit au marquis.

— Continue ton récit, lui dit Salcède. Pourquoi reviens-tu seul ? Où est Roger ?

— Ne vous en inquiétez pas, je vais vous dire le reste. Comme j’étais très irrité, il s’est emporté aussi. Il m’a dit que c’est moi qui mentais. Jamais il n’avait accusé sa mère, je lui prêtais des sentimens afi’reux. Je voulais faire le maître, le pédagogue avec lui, il n’était pas d’humeur à le souffrir. Il échapperait à une autorité qu’il n’acceptait pas. Je pouvais lui prendre tout, hormis sa liberté.

« Tout en parlant et se contredisant à chaque parole, comme un homme qui n’a pas sa tête, il avalait coup sur coup je ne sais quelle liqueur de genièvre qu’on lui avait servie.

« — Vous vous enivrez, lui dis-je, vous devenez méchant ! — Et je voulus lui ôter le flacon. Il le reprit en disant : — Méchant ? Eh bien ! tant mieux ! c’est ce qu’il me faut. Je suis un mouton assez disposé à se laisser tondre. Il faut que je devienne un loup sauvage. Le temps des illusions romanesques est passé. J’ai vécu fils unique, j’y étais habitué. Je vais vivre orphelin, j’aime mieux cela que de vivre esclave !

« Et il voulait boire à même ce maudit flacon que je lui arrachai des mains et que je jetai dans le buisson. Alors il s’élança sur moi pour me frapper. Je le saisis à la nuque et le fis plier comme un jonc ; mais en même temps pris d’amour et de pitié, j’amenai sa tête près de ma bouche et je le baisai au front en lui disant : Tu vois ! je te briserais, si je ne t’adorais pas. Allons ! méchant enfant, reviens à toi-même et retournons ensemble à notre mère, qui nous mettra d’accord en te disant que c’est toi qu’elle aime le mieux. Et moi je lui dirai qu’elle a raison de préférer celui qu’elle a nourri et élevé elle-même. Je l’aiderai à te rendre encore plus heureux par sa tendresse. Quant à ta fortune, je n’en veux pas, je n’en ai que faire. Est-ce que j’ai besoin de fortune, moi qui ai le nécessaire et qui suis habitué au travail ? Tu garderas ton titre, je me trouverais ridicule, moi paysan, d’avoir un titre de noblesse. Je veux rester à Flamarande, je veux être le mari de Charlotte, je serai ton fermier : c’est tout ce qu’il me faut.

« Il avait mis sa tête dans ses mains, je crois qu’il pleurait de colère, j’aurais voulu le faire pleurer d’attendrissement. — Vous me parlez comme à un enfant, me dit-il, et cela ne me convient plus. À partir d’aujourd’hui je suis un homme, le malheur met dix années de plus sur ma tête, je le sens bien. Vous me parlez de titres et de richesses comme on promet des dragées à un marmot pour