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« l’attrait du risque, le besoin d’émotions fortes, » ajoutant que « tous les hommes sont plus ou moins joueurs et ne se distinguent que par la grandeur de leurs enjeux. » Est-ce une excuse qu’il prétend insinuer ? C’est une excuse et une condamnation tout ensemble ; le serviteur fidèle voudrait bien absoudre la folie de son maître, l’homme dévoué à son pays par-dessus tout n’admet pas que la France serve d’enjeu à un joueur, quand même ce joueur s’appellerait Napoléon.

S’il y a telle partie de ces Mémoires où Ségur, qui ne peut pas tout dire, nous fournit pourtant le commentaire de ce que d’autres ont dit, nous avons à citer bien des passages où il révèle des détails importans dont personne n’a parlé. Tels sont par exemple ses renseignemens sur la maladie de l’empereur, maladie dont les premiers symptômes remontaient au temps de sa jeunesse et qui s’était aggravée avec l’âge. Tant d’affaires, tant d’intérêts immenses étaient attachés à la personne du maître qu’il importait de dérober ce mal, je ne dirai pas à tous les regards, mais à tous les soupçons. De là des allures mystérieuses à de certains jours chez les hommes qui l’entouraient, de là aussi chez les historiens des allusions embarrassées. Ségur va tout raconter avec la précision d’un témoin. Déjà, dans son Histoire de la grande armée pendant l’année 1812, il avait donné quelques indications à ce sujet ; il était arrivé en effet que l’empereur, atteint d’une crise violente au milieu d’une bataille, n’avait pu dissimuler ce qu’il éprouvait. C’était le 7 septembre 1812, au plus fort de la bataille de la Moskowa. On le vit presque toute cette journée s’asseoir ou se promener lentement en arrière de l’armée ; la situation qu’il avait choisie était adossée à une redoute conquise l’avant-veille, sur les bords d’une ravine d’où il apercevait difficilement l’échiquier de la bataille. « Autour de lui, dit Ségur, chacun le regardait avec étonnement. Jusque-là, dans ces grands chocs, on lui avait vu une activité calme ; mais ici c’était un calme lourd, une douceur molle. » Aux instans critiques, quand il ne faut qu’un ordre pour achever la victoire, quand un signe fait à la jeune garde peut entraîner une action décisive, quand Murat et Ney demandent cet ordre, ce mot, ce signe, l’officier envoyé par eux revient leur dire qu’il a trouvé l’empereur à la même place, les traits affaissés, le regard morne, répondant avec indifférence et comme étranger à ce fracas épouvantable qui retentit au loin dans l’espace. C’est alors que le maréchal Ney, avec sa véhémence ordinaire, s’écria : « Que fait l’empereur derrière l’armée ? Puisqu’il ne fait plus la guerre par lui-même, puisqu’il veut faire partout l’empereur, qu’il retourne aux Tuileries et que l’un de nous commande ici à sa place ! » Paroles bien peu exactes, ce n’est pas à la Moskowa que Napoléon faisait l’empereur, « Murat fut plus calme,