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vainqueurs ni vaincus, mais que nous comptons plutôt parmi nos glorieuses journées, l’empereur la mettait résolument au nombre de nos défaites ; c’était une façon de déclarer que cet échec ou ce retard n’avait pas empêché sa fortune de le conduire deux mois après à Wagram, où il avait terminé la guerre de 1809.

De telles préoccupations peuvent à la longue produire de singuliers effets. Viennent les heures où l’équilibre de tant de facultés prodigieuses commence à subir quelques atteintes, cette idée superstitieuse de la destinée ne sera-t-elle pas une cause d’égarement ? On trouvera sans doute dans ces indications de Philippe de Ségur le commentaire de l’anecdote si curieuse racontée par le duc de Raguse. Marmont revenait de la seconde campagne d’Autriche, il avait été nommé maréchal de France après Wagram, il était plein de feu, plein d’espoir ; une de ses premières visites en arrivant à Paris fut pour un des ministres de l’empire, l’amiral Decrès, son compatriote et son ami. L’amiral, qui le voit transporté d’enthousiasme, se garde bien d’interrompre ses litanies triomphales ; mais, l’ayant écouté jusqu’au bout, il prononce simplement ces paroles : « Eh bien ! Marmont, vous voilà bien content parce que vous venez d’être fait maréchal. Vous voyez tout en beau. Voulez-vous que je vous dise la vérité, moi, que je vous dévoile l’avenir ? L’empereur est fou, tout à fait fou, et nous jettera tous tant que nous sommes cul par-dessus tête ; tout cela finira par une épouvantable catastrophe ! » À ces mots, Marmont recule de deux pas et répond : « Vous-même êtes-vous fou de parler ainsi ? ou bien est-ce une épreuve que vous voulez me faire subir ? » Decrès lui réplique avec le même sang-froid : « Ni l’un ni l’autre, mon cher ami, je ne vous dis que la vérité. Je ne la proclamerai pas sur les toits, mais notre ancienne amitié et la confiance qui existe entre nous m’autorisent à vous parler sans réserve. Ce que je vous dis n’est que trop vrai, et je vous prends à témoin de ma prédiction. » Là-dessus il développe ses idées à Marmont, lui parlant de la bizarrerie des projets de l’empereur, en signalant la mobilité, la contradiction, l’étendue gigantesque. « Enfin, ajoute le duc de Raguse, il me présenta un tableau que les événemens n’ont que trop justifié. Plus d’une fois depuis la restauration j’ai rappelé à Decrès notre conversation et son étonnante, mais bien triste prédiction[1]. » Ségur n’a point de telles paroles à rapporter, son culte pour l’empereur ne saurait le lui permettre, mais c’est le moment où il prononce les mots de vertige, de sommets abrupts, de hauteurs à pic entourées d’abîmes. C’est aussi le moment où, parmi les mobiles de ses dernières entreprises, il signale

  1. Voyez Mémoires du maréchal Marmont duc de Raguse de 1792 à 1841, 9 vol., 1857, t. III, p. 336-337.