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dont tant de personnes furent victimes et où périt la belle-sœur de l’ambassadeur autrichien, la princesse Pauline de Schwarzenberg, fut longtemps considéré par Napoléon comme un présage qui s’adressait spécialement à lui. Il croyait que son destin lui avait parlé ce jour-là. Passionné comme il était pour les chefs-d’œuvre de la tragédie française, il aurait pu s’appliquer les paroles d’Athalie :

Un songe,… me devrais-je inquiéter d’un songe ?


Le songe qui le tourmentait, c’était le souvenir de ce désastre, ces cris de détresse, ces clameurs déchirantes, les mères éperdues cherchant leurs filles à travers les flammes, cette nuit de mort dévorant une nuit de fête, et cela quelques mois seulement après la célébration d’un mariage qui semblait assurer la paix du monde.

Voulez-vous une preuve que ce signe funeste le préoccupa pendant plus de trois ans ? Transportez-vous en 1813, au plus fort de la campagne de Saxe. C’est le 27 août ; l’empereur est arrivé la veille à Dresde pour tenir tête aux trois armées réunies de l’empereur de Russie, de l’empereur d’Autriche et du roi de Prusse. Dès six heures du matin, la lutte s’engage avec fureur ; presqu’au début de l’action, on aperçoit dans les rangs ennemis, au milieu d’un brillant état-major, un personnage qui tombe frappé par un boulet. C’était Moreau, le républicain Moreau, le vainqueur de Hohenlinden, qui combattait la France à côté de l’empereur Alexandre, et, après tant de jours de gloire, mourait déshonoré. Napoléon crut d’abord que le grand personnage atteint de ce coup mortel était le maréchal de Schwarzenberg. Son premier mouvement fut de le plaindre, puis il ajouta tout à coup, en rappelant la catastrophe du 1er juillet 1810 : « Cet incendie me pesait sur le cœur comme un présage sinistre ; mais aujourd’hui enfin le sort s’explique : Schwarzenberg a purgé la fatalité. C’est à lui bien évidemment que s’adressait ce présage[1]. » Ségur, qui a recueilli ces singulières paroles, y joint les réflexions suivantes, bien dignes aussi d’être signalées au lecteur : « Ce n’était pas la première fois que nous remarquions en Napoléon un penchant plus ou moins superstitieux, soit qu’à une si grande

  1. Cette réflexion, si extraordinaire par elle-même, plus extraordinaire encore dans un tel moment, a été entendue par plus d’un témoin. Le baron Fain en a également consigné le souvenir dans le Manuscrit de 1813. Voici le récit du baron Fain : « À ces détails, l’empereur ne doute pas que ce ne soit le prince de Schwarzenberg. — C’était un brave homme, dit-il, et je le regrette. — Puis, après ce premier mouvement, il ne peut s’empêcher d’ajouter : — C’est donc lui qui purge la fatalité ! J’ai toujours eu sur le cœur l’événement du bal comme un présage sinistre. Il est bien évident maintenant que c’est à lui que le présage s’adressait. » — Voyez Manuscrit de 1813 contenant le précis des événemens de cette année pour servir à l’histoire de l’empereur Napoléon, par le baron Fain, secrétaire du cabinet à cette époque, 2 vol. in-8o, Paris 1824, t. II, p. 290.