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son règne, la haute littérature, comme la morale, ne pouvant être séparée de la politique.

L’empereur, après l’avoir attentivement écouté, répondit d’un ton qui contrastait de la façon la plus singulière avec les violences de la veille : « Je ne vous en veux pas du tout. Ceci est de ma politique. Je vous ai dit hier ce que je voulais qu’on répétât. N’oubliez pas qu’il y a de l’esprit de parti dans toute cette affaire. Si un autre que M. de Chateaubriand eût fait ce discours, je n’y aurais pas pensé, et voilà ce qu’en homme d’état vous auriez dû sentir. » Il ajouta en riant : « Avouez au reste que les littérateurs visent toujours à l’effet. Avouez encore que, comme homme de lettres et comme homme de goût, M. de Chateaubriand a fait une inconvenance, car enfin, lorsqu’on est chargé de faire l’éloge d’une femme qui est borgne, on parle de tous ses traits, excepté de l’œil qu’elle n’a plus. » Cette saillie ayant fait rire M. de Ségur, l’empereur termina l’entretien par ces mots : « Ah çà, vous n’êtes plus fâché, ni moi non plus ; mais empêchez l’Institut de parler politique, car cela est plus facile à prévenir qu’à modérer. » Disant cela, il le reconduisit jusque dans la salle voisine avec la bienveillance la plus gracieuse. Les courtisans y étaient encore. Personne ne craignit plus de se compromettre avec le comte de Ségur ; les mines rogues devinrent tout avenantes, et ce fut à qui lui serrerait la main.

On connaissait déjà des scènes du même genre au sujet du discours de Chateaubriand, celle par exemple où Daru joue un rôle et qui est racontée par M. de Lacretelle en son histoire du consulat et de l’empire ; des récits divers que nous possédons, y compris celui de Chateaubriand, le récit de Ségur, par sa candeur même, nous semble le plus caractéristique. Évidemment Philippe de Ségur, non plus que son père, n’a vu aucune intention hostile à l’empire dans le discours de l’auteur d’Atala, et cependant il n’hésite pas à peindre les violences de Napoléon. Il ne sait pas si les paroles de l’empereur, telles qu’il les rapporte, lui feront honneur ou lui feront tort ; c’est le plus simplement du monde qu’il les a consignées. Voilà bien la vérité naïve, entière, celle qui permet de juger sans parti-pris.

Quel est donc notre jugement sur Napoléon ou plutôt le jugement de Ségur d’après les curieuses pages qu’on vient de lire ? Je le résume ainsi en toute franchise : quand on vient d’assister à cette scène, il est impossible de n’y pas noter ce qui éclate en bien d’autres circonstances de la vie de l’empereur, des colères factices, des violences calculées, l’art du grand tragédien politique, et, chose plus fâcheuse encore, son esprit de domination inquiet, impatient, intraitable, mais il est impossible aussi d’y méconnaître la haute pensée qui domine tout le reste, je veux dire le désir de mettre fin aux haines des partis et de réconcilier la France avec la France.