Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvu/12

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
6
REVUE DES DEUX MONDES.

jeunes gens avaient passé. Ce sentier rejoignait le chemin à quelque distance. Il était fort dangereux pour des chevaux, mais nous n’y vîmes aucune trace d’accident, et sur le chemin nous pûmes suivre au grand jour la piste des deux montures, s’emboîtant l’une dans l’autre, ce qui prouvait que les cavaliers, n’allant pas côte à côte, ne s’étaient pas rejoints.

Nous marchâmes environ deux heures, d’un bon pas et sans nous dire un mot pour ne pas nous ralentir. La trace des chevaux reparaissait de temps en temps, toujours révélant la même poursuite de l’un après l’autre sans point de jonction. Enfin, comme nous approchions de la Violette, nous vîmes Gaston qui revenait seul, au pas, sur son cheval, et menant en laisse le cheval de Michelin. Il mit pied à terre en nous apercevant, tira les chevaux par la bride et vint à nous, pâle, mais non triste ni accablé. — Vous êtes inquiets, nous dit-il sans attendre nos questions. Je vais vous dire ce qui s’est passé. Entrons dans le bois ; nous parlerons sans être dérangés par les passans.

Nous gagnâmes les pins. Il attacha les chevaux à un arbre, et nous nous jetâmes sur la mousse, nous étions fatigués tous les trois. Après avoir réfléchi un instant comme pour se résumer, Gaston nous raconta ainsi son entretien avec son frère :

« Je ne l’ai rattrapé qu’au cabaret de la Violette ; il allait comme le vent. Il ne voulait pas s’y arrêter, mais son cheval avait perdu un fer et s’était cassé un bon bout de corne. II a été obligé de descendre, très contrarié, car il avait bien vu que je le suivais de près et qu’il ne pouvait plus m’éviter.

« — Que me voulez-vous, m’a-t-il dit, n’ai-je pas le droit de me promener sans vous avoir sur mes talons ?

« — Il y a, lui répondis-je, bien du changement depuis hier soir, à ce qu’il paraît ? mais nous ne pouvons pas nous expliquer si près de ces gens qui pansent votre cheval. Venez dehors avec moi.

« — Il ne me plaît pas de m’expliquer. Je veux rester ici. Laissez-moi tranquille.

« Je dis tout bas au cabaretier, à qui il avait demandé à boire, de porter le rafraîchissement dans son jardin, et je m’éloignai un peu. Dès que je vis Roger dans ce petit jardin, qui est derrière l’écurie et où nous pouvions causer librement, je me rapprochai de lui, et, comme il ne me disait rien et faisait semblant de ne pas me voir, je pris un verre et m’assis en face de lui. Même silence. — Nous ne sommes donc plus frères ? lui dis-je en choquant mon verre contre le sien. — Pardonnez-moi, me répondit-il d’un air sombre, sans toucher à son verre ; d’une façon ou de l’autre, nous le sommes du côté le plus sûr.

« Cette parole me sembla odieuse. Jusqu’à ce moment-là, j’avais