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tragédie moderne, ce ressort nouveau que Corneille avait si bien conçu. Le drame antique, disait-il, avait pour agent principal la fatalité ; il n’y a plus de fatalité pour les modernes, il n’y en a plus du moins dans le sens que les religions païennes donnaient à ce mot, mais il y a toujours des nécessités qui dominent l’homme et lui imposent des résolutions terribles. Voilà précisément la tragédie. Ces nécessités qui remplacent pour les modernes le fatum ineluctabile des anciens, ce sont les nécessités politiques, la nécessité de conjurer un péril, d’écarter un obstacle, de sacrifier telle ou telle personne au salut de la communauté. Corneille a compris cela en homme de génie ; s’il avait vécu de mon temps, ajoutait Napoléon, j’en aurais fait un prince. Quand on lit ces choses dans Mme de Staël, on n’en peut apprécier le caractère profond ; le ton leste du récit en défigure le sens. Bien évidemment l’ardente Corinne ne voit là qu’une thèse artificielle, une rhétorique menteuse, et prétend ne pas en être dupe ; elle ne s’aperçoit pas qu’elle est dupe elle-même de sa passion. Ségur est bien plus dans la vérité, par conséquent il est bien plus expressif et plus poétique, lorsque, sans parti-pris, avec la parfaite naïveté du témoin, il nous représente la préoccupation perpétuelle de l’empereur au sujet de ces tragiques souvenirs.

En voulez-vous de bien curieux exemples ? Il ne s’agit plus seulement ici du duc d’Enghien, il s’agit des idées que Napoléon se faisait de la destinée de l’homme en général et particulièrement de la sienne. Nous ne sommes plus aux Tuileries ou dans la retraite de la Malmaison ; nous n’avons plus affaire aux personnages de la cour, à Joséphine qui se désole, aux groupes silencieux qui se réservent, à ceux qui désapprouvent le crime ou à ceux qui répètent le mot cynique de Fouché : c’est plus qu’un crime, c’est une faute. Transportons-nous en Allemagne, au milieu des immenses opérations de la guerre de 1805. De très grandes choses ont déjà été faites, de plus grandes encore se préparent. Dans cette gigantesque mêlée, lorsque tant d’affaires, tant d’ordres, tant de détails, réclament à toute minute la vigilance du chef, si nous voyons les mêmes pensées relatives au destin et aux nécessités tragiques de la vie reparaître dans l’esprit de Napoléon, croirons-nous encore qu’il continue déjouer un rôle ? Ne serons-nous pas obligés de reconnaître que la persistance de ces idées révèle une préoccupation profonde, une émotion poignante, un trouble enfin, un trouble qui lui fait honneur et qui ne nous permet plus de répéter le vers du poète :

Rien d’humain ne battait sous son épaisse armure ?

Nous sommes donc en 1805, entre la capitulation d’Ulm et la bataille d’Austerlitz. Le mois de novembre vient de commencer : la