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sortait de la forteresse. Tout était fini depuis trois heures. Le récit de M. Thiers confirme cette douloureuse histoire. Dès que Savary, le 21 mars à sept heures du matin, vint faire son rapport au premier consul, il fut accueilli par cette demande subite : Real a-t-il vu le prisonnier ? Savary achevait à peine de répondre quand Real parut et s’excusa en tremblant de n’avoir pu s’acquitter de sa mission. Bonaparte les congédia sans rien dire, s’enferma dans sa bibliothèque et y demeura plusieurs heures. Dans les salons voisins, on pouvait entendre les sanglots de Joséphine et les cris de désespoir poussés par Caulaincourt.

Le comte de Ségur, en s’informant de droite et de gauche, avait rassemblé tous ces faits, que nous retrouvons dans l’ouvrage de M. Thiers. Deux ans plus tard, son fils Philippe eut l’occasion de compléter ses renseignemens. Envoyé à Naples en 1806 comme aide-de-camp du roi Joseph, il recueillit de la bouche même du frère de l’empereur des détails tout à fait nouveaux, détails précis, incontestables, et dont il est juste que l’histoire tienne compte. La veille du jugement, le premier consul, seul responsable de ce coup funeste, était retombé dans l’indécision. Entre les supplications ardentes de Joséphine, de Caulaincourt, de Murat et l’avis d’un de ses ministres, qui au nom de la raison d’état lui conseillait de ne pas faiblir[1], Bonaparte hésitait. C’est alors que son frère intervint ; il invoqua la raison d’état dans un sens tout contraire à celui du ministre, il lui rappela qu’il avait la mission spéciale d’être le modérateur, le centre d’attraction, la clé de voûte de tous les partis ; puis, « le faisant souvenir qu’il avait dû jadis aux encouragemens du père de sa victime son choix de l’artillerie et son refus de la marine, où son destin eût avorté, il ne le quitta que bien assuré de l’avoir décidé à la clémence. » C’est à la suite de cet entretien avec Joseph que Bonaparte fit porter à Real l’ordre de se rendre sur l’heure au donjon de Vincennes pour y interroger le prisonnier. Les scènes du lendemain matin, racontées encore par Joseph Bonaparte à Philippe de Ségur, ne laissent aucun doute sur l’intention que renfermait cet ordre si tardif, hélas ! et d’une exécution si douteuse. N’oublions pas les mots échangés ce matin-là entre le premier consul et sa compagne ; c’est Joseph qui les a répétés à Ségur. « Ah ! mon ami, qu’as-tu fait ? » s’écria Joséphine éperdue, et Bonaparte ne put que répondre : « Les malheureux ont été trop vite ! » Voici encore un détail ignoré jusqu’ici, dont on ne saurait méconnaître l’importance. Dans cette même matinée du 21 mars, lorsque Bonaparte fut seul avec Joseph, il s’emporta contre Real, et l’accusa d’avoir différé sciemment d’obéir à son contre-ordre. L’accusation était injuste ;

  1. Il est certain que le général de Ségur désigne ici M. de Talleyrand.