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les mille mouvemens d’une civilisation fiévreuse et complexe. À quoi bon le travail en effet sans les moyens d’en écouler les produits ? Aussi aujourd’hui tous les objets ouvrés, depuis la robe de soie et le piano jusqu’au simple palito ou cure-dent, sont-ils importés d’Europe ou des États-Unis, et en dépit des droits de douane et des frais énormes de traversée ils reviennent encore à meilleur marché que si on les fabriquait dans le pays même. Ajoutons que, dans le climat du monde le plus fertile, la plupart des objets d’alimentation sont hors de prix, parce que les grands domaines négligent la culture de ces denrées, qui leur donnent bien moins de profit que celle des marchandises d’exportation telles que le café et le coton.

L’établissement de communications suivies entre les rivages de la mer et les hauts plateaux de l’intérieur changera seul cet état de choses, et déjà un grand pas aura été fait par la construction de la voie ferrée du Madeira et tous les travaux supplémentaires qui s’y rattachent. La concession de ce chemin de fer a, paraît-il, été accordée à un Américain du nord, qui a longtemps habité le Brésil et qui a trouvé en Angleterre tous les capitaux nécessaires à l’entreprise. Celle-ci, on l’a vu, n’a du reste rien de cyclopéen. Ce ne sont pas les inondations qui contrarieront les travaux ; les grandes crues extraordinaires qui arrivent tous les vingt ou vingt-cinq ans submergent bien la rive d’alluvion, qui ne s’élève généralement que de 7 ou 8 mètres au-dessus de l’étiage ; mais à peu de distance du bord le terrain offre un premier étage, un « plan, » comme l’on dirait dans les Alpes, où le railway se peut établir en sécurité. Les fièvres de la région ne sont pas non plus trop à redouter. Si au mois de novembre, avec l’arrivée de la première crue du Béni, il court un souffle de malaria par la vallée, le péril demeure circonscrit sur quelques points intermédiaires. À Manaos et à Crato, comme sur le Mamoré, et près des campos qui avoisinent la Bolivie, l’air n’est jamais empesté, et l’on a remarqué d’ailleurs que, même dans les districts soumis aux plus fortes inondations, l’influence des miasmes délétères s’affaiblit très sensiblement dès qu’on pratique vers une direction donnée des éclaircies au sein des forêts. Seraient-ce les Indiens féroces et anthropophages des environs du Madeira qui feraient échec à la coalition conquérante des locomotives et des bateaux à vapeur ? Les flèches de ces sauvages, si meurtrières qu’elles soient, ne peuvent rien contre les colons qui s’arment résolument des mille engins de la moderne civilisation. Ces hordes errantes peuvent encore, comme on l’a vu dans ces derniers temps, assaillir un seringueiro isolé et le mettre à la broche sur un banc de sable du vaste fleuve, elles peuvent attaquer traîtreusement au passage