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l’observatoire d’où le paysan surveille sa précieuse récolte. Il dépense parfois dans cette défense une stratégie merveilleuse et des ressources de sagacité qui chez l’un d’eux, devenu riche et grand propriétaire, ont atteint des proportions légendaires.

Jacques Agnel est la terreur des truffière marrons du pays d’Apt. Une longue expérience lui permet d’apprécier par avance l’importance qu’aura sa récolte en truffes. Dès les mois de juillet et d’août, il juge à la marque, à certains mouvemens du sol autour des truffières, si cette récolte sera abondante ou non. Qu’un maraudeur vienne fouiller sa truffière, il reconnaîtra presque sûrement son homme à la manière dont la fouille a été conduite, même par le groin du porc. Aco es pas de moun escrituro (ceci n’est pas de mon écriture), s’est-il écrié plus d’une fois en présence d’une fouille fraîchement ouverte, « mais je sais bien quelle main s’est imprimée là. » Et de fait ces nombreuses captures en flagrant délit ont abouti devant le tribunal id’Apt à des condamnations sévères, la maraude en fait de truffes étant considérée dans le pays, non comme un délit passible des peines de simple police, mais comme un véritable vol soumis à la juridiction correctionnelle. Les maraudeurs agissent souvent en plein jour, la nuit leur inspirant une sainte terreur du fusil du propriétaire. C’est pourtant en pleine nuit, sous les rafales d’un vent de tempête, que Jacques Agnel, cachant une lanterne sous son manteau, a parfois saisi sur le fait le déprédateur dont il guettait et pressentait la visite. En résumé, l’aisance, la richesse même, nées de la production truffière, n’ont pu supprimer sans doute le vice inhérent à ces natures qui préfèrent au gain légitime, au travail patient et moralisant, les chances suspectes des incursions et des razzias en sol prohibé ; mais pour l’ensemble d’une population rurale sobre, économe et laborieuse, les résultats de ce bien-être se sont traduits en instruction, en amour du sol, en épargne, en sentiment plus accusé de la propriété légitime, toutes choses qui, dans une société démocratique comme la nôtre, sont le pivot de la vraie conservation sociale.


II

Après la récolte des truffes arrive naturellement la vente locale ou lointaine de ce précieux produit. Ici je pourrais de nouveau élargir le cadre de cette étude en empruntant à des publications classiques, notamment à M. Chatin, la statistique de la production comparée des diverses régions truffières de la France. Ce tableau paraîtra un peu plus loin dans ses traits essentiels ; mais l’absence de documens bien précis pour ce qui touche aux truffières de l’ouest et du centre m’oblige à limiter à Vaucluse l’esquisse du