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guère l’enthousiasme de lord Russell. Sa conduite fut vivement attaquée ; on lui reprocha de soulever des passions désormais calmées en Angleterre. Il répondait à un de ses amis, qui cherchait à lui faire comprendre que M. de Bismarck n’avait aucun besoin des sympathies anglaises, et que toute agitation religieuse pouvait avoir de funestes conséquences en Irlande : « Je crois arrivé le moment prédit par sir Robert Peel, le moment où l’église catholique romaine ne se contentera plus de l’égalité et ne sera satisfaite que par la domination. À cette domination, qui s’étend ouvertement à tous les hommes qui ont reçu le baptême, qui embrasse par conséquent notre reine, le prince de Galles, nos évêques, notre clergé, je refuse de souscrire. On proclame à Rome l’autonomie de l’Irlande. Je m’oppose au pouvoir temporel de Rome sur l’Irlande. » (Lettre du 4 décembre 1873 à sir George Bowyer.) Voilà tout ce que le debater des anciens jours trouvait à dire. Il n’entreprit pas même la défense de ces lois auxquelles il accordait son appui moral, et il ne se demanda pas ce qui arriverait si elles étaient appliquées en Irlande ou en Angleterre. Pas un homme politique de quelque poids ne s’associa à la croisade entreprise par lord Russell ; lui-même se trouva trop indisposé le jour de la réunion publique pour y assister. Il avait lancé sa dernière flèche, telum imbelle sine ictu. Il est triste qu’elle eût été dirigée par cette main déjà tremblante contre le principe de la liberté religieuse, qui avait été pour ainsi dire l’une des devises de sa vie. Sa vision morale s’était ternie ; il lui fallait encore le bruit de quelques applaudissemens, fût-ce de cette foule qu’on soulève toujours en Angleterre en prononçant le nom de Rome. Ce n’est pas sans tristesse que l’on mêle ces critiques au récit d’une vie qui à tant d’égards mérite d’inspirer le respect. Dédaigneux de la fortune, lord Russell a consacré toute sa vie, toutes ses forces aux affaires publiques, il a aimé son pays d’un amour peut-être trop jaloux, mais il a toujours vu dans la cause de l’Angleterre celle de la justice et de la liberté. Il a aimé les lettres, et l’un des plaisirs de sa vieillesse est de répéter à ses enfans les poèmes dont sa mémoire est remplie. Il a gardé dans ses mœurs un peu de cette simplicité rustique qui a toujours distingué le grand seigneur anglais du courtisan. Sa figure a quelque chose d’imposant ; on ne sent dans sa raideur, dans ses maladresses, rien de l’art perfide de quelques-uns de ses contemporains. Il est encore sincère quand il se dément lui-même. Il restera comme l’un des types les plus originaux de cette forte aristocratie anglaise qui a su imposer sa primauté à un peuple avide de liberté et contraindre les monarchies les plus puissantes à compter avec elle.


AUGUSTE LAUGEL.