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Je ne nie pas que, si la Pologne devait prospérer sous un tel régime, les aspirations à l’indépendance seraient entretenues et pourraient peut-être se voir satisfaites dans dix ou vingt ans. » Pour lui, il préférait une paix immédiate qui ne laisserait aux Polonais que « l’espoir d’une indépendance finale » et une période de justice, de prospérité, de liberté, à « la condamnation d’une Pologne russe à une sombre et néfaste période d’esclavage et de soumission qui serait suivie, peut-être dans peu de temps, d’une nouvelle éruption de haine et de vengeance. » Il expliquait ces vues au parlement : il ne s’agissait pas de refaire l’ancienne Pologne, de restaurer un grand état ; il n’en caressait pas moins « cet esprit de nationalité polonaise que je crois ne devoir mourir jamais, que j’espère ne devoir mourir jamais. » Ce qu’il voulait, c’était un gouvernement constitutionnel pour la Pologne, et il croyait volontiers, depuis la dépêche à sir J. Hudson, que ce qu’il voulait devait arriver.

Quand le baron Brunnow lui faisait remarquer qu’il y aurait quelque chose de choquant à donner à la Pologne ce que le tsar n’accordait point à ses sujets : « Pourquoi, lui demanda bonnement lord Russell, des institutions représentatives ne seraient-elles pas accordées en même temps au royaume de Pologne et à l’empire de Russie ? » Le comte Russell ajoute dans la dépêche où il raconte cette conversation (10 avril 1863) : « Comme le baron Brunnow n’était pas instruit des intentions du tsar à ce sujet, il ne le pressa point davantage. » Aux phrases de lord Russell, la Russie répondait par des faits : rassurée du côté de la Prusse, elle devenait de plus en plus impérieuse. Les Polonais suppliaient le ministre anglais de sortir du terrain des traités de 1815, sur lequel il restait encore : il s’y décida enfin, et jeta le gant à la Russie au banquet de Blairgowrie (16 septembre 1863). Le partage de la Pologne était passé dans le droit européen ; par les traités de 1815, les puissances européennes se sont engagées à faire respecter les conditions stipulées dans ces traités, et il concluait ainsi : « Les conditions en vertu desquelles la Russie a obtenu la Pologne n’ayant pas été remplies, le titre même peut difficilement être maintenu. »

Lord Russell écrivit une dépêche conçue dans ce sens, et déjà elle était partie quand il reçut la visite de l’ambassadeur d’Allemagne, qui lui conseilla de ne pas hasarder des déclarations que le roi Guillaume considérerait comme « attentatoires aux droits de la Prusse. » M. de Bismarck avertissait aussi lord Russell que, si le tsar était déclaré déchu de ses droits sur la Pologne, on pourrait déclarer le roi de Danemark déchu de ses droits sur les duchés. On arrêta par le télégraphe le courrier qui portait la dépêche comminatoire envoyée à Saint-Pétersbourg, et ce fut fini ! Lord Russell écrivit cette courte note envoyée le 20 octobre au prince Gortchakof : « Le