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l’assurance tranquille, qui n’est point de la hauteur, de quelqu’un qui se croit aussi naturellement destiné à gouverner que d’autres à labourer, une netteté de vues et d’expression extraordinaire, cet art, propre à ceux qui ont vu beaucoup de choses, de condenser et concentrer toute question particulière sur un point qui en devient le nœud. Dans le caractère de lord Russell, il y a comme une note qui domine toutes les autres. On ne peut s’empêcher d’en recevoir l’impression : c’est le courage. La vaillance du premier Roussel, qui arriva avec les bandes de Guillaume le Conquérant (Russell viendrait de ce nom, c’est du moins ce que j’ai entendu supposer par lord Russell), est restée vierge dans ses descendans. Il y a toujours eu dans le ton de lord Russell une résolution qui allait facilement jusqu’à l’imprudence. Sidney Smith disait de lui qu’il ne doutait de rien, et que, si on lui donnait le commandement de la flotte de la Manche, il le prendrait sur-le-champ. Son caractère a la transparence du cristal : on en aperçoit du premier coup les qualités et les défauts. Il a été dans sa génération le représentant le plus naïf, je voudrais donner ici à ce mot le sens d’un éloge, de cette aristocratie politique anglaise qui veut faire le bonheur du peuple, et qui forcerait volontiers l’univers entier à travailler à la grandeur de l’Angleterre. Dans ce rôle, il a apporté une parfaite sincérité, une ardeur de néophyte qui étonne chez un homme né dans la pourpre sénatoriale. Il a traversé une longue vie en tenant toujours à la main son fil conducteur, la constitution de l’Angleterre. Cette constitution est pour lui le commencement et la fin de la sagesse : c’est sa bible politique. L’église anglicane, à laquelle il appartient, ne lui semble elle-même qu’une partie de l’état anglais. Il est profondement érastien, pour employer une expression favorite de nos voisins. Il considère Y établissement comme une partie essentielle de cet admirable ensemble de conventions, de contrats, de devoirs et droits qui est le piédestal de la statue anglaise. Dans un temps où presque tous les hommes sont comme des monnaies usées qui pas- ; sent de main en main, la physionomie de lord Russell fait l’effet d’une de ces médailles où le dessin est un peu simple, mais dont le relief est vigoureux, et le métal sonne clair.

Lord John Russell est né en 1794 ; il ne fut pas élevé, comme la plupart des jeunes gens de bonne maison, à Eton, puis à l’université. Sa santé était délicate, et sa belle-mère, la duchesse de Bedford, l’envoya d’abord chez le révérend M. Smith, à Woodesbury, dans le Kent. Il y fit ses études en compagnie du comte de Clare, du duc de Leinster, de son frère lord William Fitzgerald, et de quelques autres jeunes gens. En 1808, lord et lady Holland lui proposèrent de les accompagner dans un voyage en Espagne. Il épousa avec l’ardeur de son âge la cause espagnole ; il revint en Angleterre en 1809, mais