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de l’autre, et qu’il y ait même du côté des forces sympathiques un avantage propre à les faire prédominer ; c’est ce qui a déjà lieu dans la société présente, c’est ce qui justifie nos espérances dans la société à venir. Cependant, si le désintéressement peut aujourd’hui lutter contre l’intérêt, si même il va l’emportant de plus en plus dans cette lutte, n’est-ce pas parce que nous avons encore foi dans la vérité de l’idée morale pour laquelle nous travaillons ? Or la philosophie anglaise prend pour tâche de détruire l’illusion d’une fraternité vraiment morale comme celle d’un droit vraiment moral. Nous croyions que la sympathie digne de ce nom était un mouvement volontaire du cœur ; elle nous dit que c’est seulement une forme plus raffinée de l’action réflexe : j’ai mal à votre poitrine, je suis atteint dans votre liberté, mon égoïsme souffre dans votre égoïsme. Nous croyions agir, nous ne faisons que pâtir ensemble, et l’apparente initiative qui nous conduit vers nos semblables est la même force nécessaire qui nous ramène sans cesse à nous-mêmes. Le don que l’on pense faire à autrui, on ne le fait qu’à soi. Oui sans doute, si nous étions autre chose que ce mécanisme soumis à des lois fatales, si nous avions la conscience d’une volonté capable de prendre librement notre part des souffrances d’autrui, ce serait une vraie grandeur morale et par conséquent une vraie joie de mettre tout en commun, principalement les peines, et de s’écrier avec le poète anglais : « Hommes, du moins nous sympathisons, et souffrant de concert, nous rendons nos angoisses sans nombre plus faciles à supporter par la sympathie illimitée de tous avec tous ; » mais des êtres qui ne font que subir en commun une commune influence, recevoir le même choc d’une même fatalité, ne s’aiment pas plus entre eux que des instrumens qui rendent à l’unisson des accords tantôt joyeux, tantôt tristes.

Qu’importe, dira-t-on, s’il en résulte dans la société humaine, par le progrès du temps, une harmonie non moins belle que celle de la nature ? — Beauté de forme, non de fond, qui disparaîtra dès qu’elle voudra se regarder elle-même. Toute illusion dissipée, pourra-t-il alors rester autre chose que l’égoïsme conscient de l’un devant l’égoïsme conscient de l’autre, et, entre les deux, un intervalle infranchissable ? Cette découverte du fond des choses aura bientôt changé l’attitude mutuelle des individus au sein de la société. Dès que l’opposition des intérêts, qui persiste dans la réalité en attendant l’idéal, aura révélé à l’homme ce que sa sympathie lui coûte, dès qu’il aura compris que parfois, pour se mettre en harmonie avec le milieu, pour vibrer d’accord avec l’ensemble infini ses semblables dans le présent et dans l’avenir, il faut que l’instrument se tende au point de se briser lui-même, cette réflexion de l’intelligence lui rendra, avec la possession de soi, le calme du