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que l’individu se sent peu garanti par les principes qu’il tient tant aux garanties de fait ; nous, souvent opprimés dans la réalité, nous cherchons un dernier abri dans les droits moraux que n’osent nier ceux même qui les violent. Si on peut nous reprocher l’opposition fréquente de nos idées et de notre histoire, ne peut-on en revanche éprouver quelque inquiétude pour le sort final réservé à l’individualité humaine par les sociétés qui se disent aujourd’hui individualistes, et qui ne laissent au droit de chacun d’autre protection que l’intérêt de tous ? La plus grande utilité, au sein de la société réelle, n’exigera-t-elle jamais qu’on enfreigne momentanément les lois idéales de la société parfaite ? Bien plus, supposons toutes les nations réunies en une seule et formant, comme l’espère M. Spencer, une république universelle, il n’est pas évident que l’intérêt de la génération présente sera toujours d’accord avec celui des générations à venir. Comment donc une utilité tout idéale pourrait-elle prévaloir sur l’utilité réelle ? L’essence de l’utilité, comme celle des faits, est non d’être conçue, mais d’exister, non d’être possible, mais d’être actuelle ; si elle n’est plus qu’un idéal, elle n’est plus rien.

Veut-on savoir jusqu’à quel point, en attendant la société idéale, seraient garantis et stables, dans un état exclusivement utilitaire, les droits d’un individu, d’une classe, d’une fraction de la société ? Voyez avec quel sérieux Bentham examine ce qu’il faudrait faire, s’il venait à être démontré que la réduction de tous les catholiques anglais en esclavage par les protestans et de tous les protestans irlandais par les catholiques assure « le plus grand bonheur du plus grand nombre d’hommes possible. » La conclusion est inévitable, « il faudrait immédiatement les réduire en esclavage. ». Bentham s’empresse d’ajouter, il est vrai, que l’hypothèse est inadmissible, que le malheur des esclaves produirait un excédant de peine, que cet excédant compenserait le surplus de bonheur, etc. Supposez, pourrait-on lui répondre, qu’au lieu de réduire tous les catholiques ou tous les protestans en esclavage il ne s’agisse que d’y réduire quelques hommes, ou même simplement de supprimer secrètement un seul homme, — vous par exemple, — le genre humain ne pourrait-il, tout compte fait, avoir plus de profit que de perte, et seriez-vous bien sûr de pouvoir démontrer chiffres en main votre droit de vivre ? Faible ressource pour la liberté individuelle que le hasard d’un tel calcul de profits et de pertes, auquel d’ailleurs excelle l’esprit anglais, non moins subtil dans le domaine des particularités que l’esprit allemand dans le domaine des généralités.

De même Bentham a beau soutenir au nom de l’utilité la liberté de conscience : ce droit, sauvegardé dans l’état idéal, ne serait guère plus en sûreté que les autres dans un état réel qui serait