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par Owen, « l’organisation sociale, » c’est-à-dire l’identification des intérêts de tous par des moyens artificiels. « Pour se rapprocher le plus possible de l’idéal, dit-il, la théorie utilitaire exige en premier lieu que les lois et l’organisation sociale mettent autant que possible le bonheur ou, pour parler plus pratiquement, l’intérêt de chacun en harmonie avec l’intérêt de tous. » Austin avait les mêmes vues : il regardait toutes les institutions existantes, tous les arrangemens sociaux de notre temps, comme « purement provisoires, » et la nature humaine comme « étant d’une flexibilité indéfinie. » Quant à M. Spencer, nous avons vu de quelle façon séduisante il décrit l’identité finale des intérêts dans la société à venir : il présente à nos yeux cet âge d’or qui, selon Bacon, est devant nous, non derrière nous. Par malheur, nous sommes encore dans l’âge de fer ou, si on l’aime mieux, dans l’âge d’argent : est-ce donc le droit de l’âge d’or ou celui des temps actuels que doit constituer présentement la science sociale ? A-t-elle affaire à « l’homme définitif » de M. Spencer ou à l’homme « provisoire » de M. Austin, et la question n’est-elle pas de savoir si le principe de l’intérêt suffira pour transformer l’un dans l’autre ? Le socialisme nouveau auquel aboutit l’école anglaise ne peut accomplir tout d’un coup son prodige de la fusion des intérêts ; comment donc agiront en attendant et les sociétés et les individus ? Difficulté finale, qui se subdivise à son tour en deux questions : en premier lieu, si l’utilité est la seule mesure du droit, quelle garantie, dans l’état utilitaire, les droits de l’individu trouveront-ils contre l’état lui-même ? En second lieu, par quel artifice les utilitaires obtiendront-ils que chaque individu respecte les droits des autres ?

La personne humaine n’ayant point en soi, selon l’école anglaise, ce caractère sacré sur lequel la philosophie française a voulu fonder des droits inviolables, elle vaut seulement comme un moyen, un instrument, tout au plus un chiffre du bonheur total. De cette différence entre les principes des deux philosophies naissent leurs conceptions du droit divergentes. En France, nous ne nous figurons un droit que comme un pouvoir qui impose à autrui un devoir absolu de respect : ce caractère absolument respectable est incompatible avec l’essentielle relativité de l’utile. Quoique les Anglais parlent sans cesse de leur individualisme moderne en l’opposant à notre « communisme imité de l’antique, » leur jurisprudence et leur politique utilitaires ne confèrent à l’individu aucun titre qui ne soit conditionnel, temporaire, subordonné aux vicissitudes de l’intérêt général. Dans l’école française, le moi se pose devant autrui comme inviolable en droit ; dans l’école anglaise, le moi peut bien se montrer fort résistant en fait, mais théoriquement on le plie à toutes les exigences de l’intérêt général ; peut-être même est-ce parce