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la science sociale tout entière n’est autre que le plus grand bonheur de la société humaine. Or, à ne parler même qu’intérêt, la première condition de cet universel bonheur n’est-elle pas l’universelle liberté ? Si par exemple, au lieu de travailleurs esclaves exploités par un maître, une société se compose de travailleurs libres qui agissent volontairement et de bon cœur, la somme de la peine est diminuée, la somme du plaisir est accrue : ainsi de toutes les institutions civiles ou politiques. Qui dit contrainte dit souffrance ; la contrainte sociale devra donc être réduite au strict nécessaire, et, comme aucune loi ne peut exister sans une contrainte, toute loi, envisagée au point de vue utilitaire, sera en elle-même un mal. Il en est de la législation comme de la médecine ; sa seule affaire est le choix des maux. Que le législateur prenne garde de surpasser le mal du délit par le mal du remède. Si toute loi confère un droit aux uns, elle impose aux autres une obligation ; si chaque droit est, au point de vue économique, une acquisition, chaque obligation est un sacrifice. Le gouvernement s’approche de la perfection, dit Bentham, à mesure que l’acquisition est plus grande et le sacrifice plus petit, d’où cette importante conséquence fort bien déduite par l’auteur du Traité de législation civile et pénale : il y a toujours une raison contre toute loi, et une raison qui, à défaut d’autre, serait suffisante par elle-même, « c’est qu’elle porte atteinte à la liberté. » Celui qui propose une loi doit donc prouver non-seulement qu’il existe une raison spéciale en faveur de cette loi, mais encore que cette raison l’emporte sur « la raison générale contre toute loi : » conseils pratiques d’une sagesse vraiment anglaise, et aussi vraiment universelle, que devraient méditer ceux qui mesurent le progrès du droit à l’accroissement des lois et de la réglementation.

Comme la liberté, l’égalité se recommande par des raisons d’intérêt. Puisque la contrainte de la loi est encore aujourd’hui un mal nécessaire, du moins faut-il qu’elle soit parfaitement réciproque. Alors en effet chacun ne sacrifiera de sa liberté au profit des autres qu’une partie absolument égale à celle qu’un autre sacrifie à son profit ; le chiffre de la perte et celui du profit se balanceront, et il y aura équilibre entre le doit et l’avoir. Bien plus, il y aura profit : tous faisant le même sacrifice pour moi, je serai ainsi respecté et protégé par tous, j’aurai à mon service la force de tous. Le plus grand intérêt est donc la plus grande égalité des libertés.

Libres et égaux, comment les individus ne reconnaitraient-ils pas l’utilité supérieure de l’action en commun dans ce que Bentham appelait « la grande entreprise sociale ? » Au lieu de chercher directement et exclusivement leur bonheur propre, ils chercheront le bonheur de l’humanité, trésor où chacun trouve d’autant plus à