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I

André Chénier était à Londres, attaché comme secrétaire à l’ambassade de M. de La Luzerne, au moment de la convocation et de l’ouverture des états-généraux. Il avait alors vingt-sept ans. Il n’est pas douteux qu’il ne partageât avec ivresse les grandes espérances qui traversèrent alors l’âme de la nation. Il suivait d’un regard et d’un cœur ardens les premiers mouvemens de cette jeune liberté, pleine de promesses et pure encore de crimes. En cela, il était d’accord avec l’immense majorité des Français, enthousiastes d’une révolution qui s’annonçait comme pacifique ; en cela aussi André était d’accord avec ses plus chers amis, de Pange, les frères Trudaine, avec son père, dont il partagea le patriotique espoir, les nobles illusions, jusqu’au jour où ils mirent tous deux en commun leurs tristesses et l’inconsolable regret d’avoir cru trop facilement non aux idées, qui ne trompent pas, mais aux hommes, qui exploitent et corrompent les idées. En attendant ces heures de désillusion, donnons-nous le spectacle de ces premières heures de confiance et de joie virile d’une jeune âme qui assiste à la naissance d’une société nouvelle dans un pays et dans un siècle que l’on croyait épuisés. Assez tôt viendront les appréhensions, les indignations, les luttes implacables et sans merci.

« Tout Paris solonise, » écrivait le poète Alfieri à son ami André vers le mois d’avril 1789, peignant de ce mot expressif la fièvre d’idées politiques qui agitait alors la société parisienne. Chaque Parisien, seigneur ou bourgeois, devenait législateur ; les plans de réforme et de constitution abondaient chez les libraires et dans les salons. M. de Chénier père fit comme tout Paris : il solonisa. C’était, on le sait, un homme instruit, auteur de deux traités historiques sur l’Empire, du Maroc et les Révolutions de l’empire ottoman, dont il avait recueilli les élémens sur place pendant son séjour à Constantinople, de 1746 à 1765, en qualité de consul-général dans les échelles du Levant, et au Maroc comme chargé d’affaires de France de 1767 à 1783. Il était préparé, mieux que beaucoup d’autres Solons improvisés, à la tâche de réformateur par les solides qualités de son esprit et sa longue pratique des affaires. On s’en aperçoit au tour du style et de la pensée, à cette précision de bon sens expérimental qui se marque dans ses Idées pour un cahier du tiers-état de la ville de Paris. C’est une brochure d’une trentaine de pages à peine, où se trouvent résumés, sous une forme simple et lucide, tous les vœux raisonnables d’un bon citoyen qui a réfléchi, qui a lu l’Esprit des lois et qui n’est pas étranger à la constitution anglaise.