Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/807

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

donne la force, et ainsi il devenait leur maître, et eux ses vassaux.

Il y avait deux classes de fuidhirs, les saer et les daer fuidhirs. Les uns cultivaient les terres vagues que le seigneur leur concédait et lui payaient une rente en nature qu’il déterminait à son gré ; ils semblent avoir été aussi organisés en communautés de famille suivant le type généralement en vigueur. Les autres se trouvaient dans un état de domesticité servile ou d’esclavage ; ils faisaient le service du manoir, cultivaient le domaine seigneurial et gardaient les troupeaux. Les écrivains anglais du XVIe et XVIIe siècle, comme Edmund Spenser et sir John Davis, font de la condition misérable des tenanciers pressurés par les land-lords un tableau qui rappelle exactement la situation et les griefs des petits cultivateurs at will de l’Irlande actuelle. Sir H. Maine pense que c’est aux fuidhirs qu’il faut remonter pour trouver l’origine des déplorables relations entre propriétaires et fermiers, auxquelles M. Gladstone s’est efforcé de porter remède par une législation spéciale[1].

Sir H. Maine dit que la propriété collective des communautés de village a disparu presque partout devant les progrès de la démocratie. Je pense que c’est plutôt sous l’influence des sentimens individualistes que cette révolution s’est accomplie. En tout cas, comme le fait remarquer très justement M. Cliffe Leslie, en Angleterre et en Irlande, c’est l’aristocratie qui en a profité aux dépens des cultivateurs, qui ont perdu complètement la propriété du sol. Rien que depuis le premier acte pour l’enclosure of wastes, qui date de 1710, jusqu’en 1867, d’après les calculs de M. Porter, 7,660,415 acres de communaux ont été soustraites à la jouissance collective des villages. Sans doute, grâce aux améliorations exécutées par les grands propriétaires qui en sont devenus les maîtres, ces terres rapportent beaucoup plus qu’auparavant ; mais si on les avait laissées au village, en y appliquant le système de l’allmend suisse, elles eussent produit plus encore, et leurs fruits eussent appartenu aux cultivateurs, dont elles auraient élevé la condition et la dignité, au lieu d’accroître le superflu de quelques maisons opulentes.

La situation de la femme et les liens de parenté dans l’Irlande des brehons offrent aussi plus d’un trait archaïque. Dans son livre sur les Origines de la famille, M. Giraud-Teulon, à la suite de MM. Bachofen, Mac-Lennan et Morgan, montre que la famille patriarcale a été précédée par la promiscuité, au sein d’un même groupe, où la parenté individuelle est inconnue et où l’enfant a pour pères tous les adultes de la communauté[2]. D’après le témoignage de

  1. Voyez la Revue du 15 juin 1870.
  2. Voyez la Revue du 1er novembre 1874.