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laquelle la vue du navire confédéré causa d’abord une vive alarme. Elle ne tarda pas cependant à s’apercevoir que cet ennemi tant redouté n’était plus qu’un corps sans âme, et, tandis que les fédéraux s’apprêtaient à l’aborder, on le vit s’enfoncer avec le pétillement d’un charbon ardent qui tombe dans l’eau, et plonger pour ne plus reparaître.

Le combat était terminé pour le moment. Pendant cette nuit où leur sort venait d’être décidé, les habitans de la Nouvelle-Orléans avaient reposé tranquilles et confians. Ils s’étaient bien vite habitués au bombardement, dont l’écho lointain arrivait parfois jusqu’à eux, et s’étaient facilement persuadé que jamais l’ennemi ne dépasserait les deux forts. Ce fut donc avec une indicible émotion qu’ils apprirent, le 24 au matin, que la flotte fédérale avait forcé le passage et que rien ne pouvait plus l’empêcher de s’embosser devant les quais mêmes de la capitale. Quoique le bruit plus distinct du canon, prouvant que Farragut s’était rapproché, confirmât cette nouvelle, on ne pouvait croire encore à un désastre aussi grand et aussi imprévu ; mais les plus incrédules furent convaincus lorsqu’ils virent les autorités elles-mêmes livrer aux flammes les chantiers de la marine. La scène de confusion et de désolation dont cet incendie fut le signal n’est nulle part mieux décrite que dans le livre de l’historien confédéré Pollard, qu’on ne peut soupçonner de l’avoir exagérée. Ceux qui la veille encore travaillaient avec ardeur à l’achèvement du Mississipi et des autres navires destinés à défendre la ville s’empressent maintenant de les détruire : ils y mettent le feu et les poussent violemment dans le fleuve, qui les engloutit avec des munitions de toute sorte. Le génie de destruction est contagieux : les blockade-runners qui n’avaient pu sortir depuis l’occupation des passes par Farragut, mais que rien n’empêchait de remonter le fleuve, sont impitoyablement brûlés à leur tour. D’énormes ballots de coton, que ces navires devaient emporter en Europe, étaient encore empilés sur les quais : une partie est jetée à l’eau, le reste forme bientôt un terrible brasier. La population va chercher tous ceux qui se trouvent dans les dépôts en ville, afin de les détruire également. Elle suivait en cela les prescriptions du gouvernement confédéré, qui, comptant sur la disette de coton pour obliger l’Europe à intervenir en sa faveur, avait spécialement recommandé de n’en rien laisser tomber aux mains de l’ennemi.

Le fleuve est couvert de débris embrasés qu’il porte au-devant de Farragut, comme pour lui révéler plus promptement l’étendue de son succès. A mesure que le jour s’avance, l’émotion redouble dans la ville : l’atmosphère est chargée d’une épaisse fumée ; au pétillement des flammes, au bruit des explosions, se mêle le son du